La « pensée tragique » de Pascal Lucien Goldmann lu par Maurice Blanchot

En 1956, dans la N.R.F., Blanchot publia sous le titre de « La pensée tragique » une longue recension du livre de Lucien Goldmann Le Dieu caché. Plusieurs des idées de cet auteur ont longuement retenti dans l’esprit de Blanchot, puisqu’on peut en discerner l’écho aussi bien dans « le Refus » que dans L’Attente L’Oubli.

Goldmann

Lucien Goldmann s’était proposé de dégager une « vision tragique » du théâtre de Racine et des Pensées de Pascal. A vrai dire, il semble que dans cet ouvrage l’auteur ait soutenu successivement deux conceptions différentes du tragique, ou plutôt qu’il ait qualifié de tragiques deux réalités différentes.

Goldmann en effet qualifia d’abord de tragique une Weltanschauung qu’il caractérisait par « le refus radical d’accepter [le] monde [nouveau créé par le rationalisme]. » Elle constituerait, « après la période a-morale et a-religieuse du rationalisme, un retour à la morale et à la religion, à condition de prendre ce mot dans son sens le plus vaste de foi en en un ensemble de valeurs qui transcende l’individu ». Mais au lieu de remplacer le monde du rationalisme par une nouvelle communauté et un nouvel univers, cette Weltanschauung admettrait « comme inchangeable et définitif le monde en apparence clair mais pour elle en réalité ambigu et confus de la pensée rationaliste » Historiquement, ce refus aurait été celui des Jansénistes. Certes, le refus du monde est une idée chrétienne. Mais il n’aurait été radical que chez les Jansénistes, et plus particulièrement, dans un petit groupe de ces derniers. Dans un des chapitres les plus originaux de son ouvrage, Goldmann tente d’expliquer l’apparition du Jansénisme au moyen de la méthode « historico-matérialiste » que Karl Marx a proposée dans L’Idéologie allemande.

Pourquoi qualifier cette Weltanschauung de tragique ? C’est que Goldmann voyait dans la tragédie « l’affirmation d’une rupture insurmontable entre l’homme […] et le monde ». Cela aurait été déjà vrai de la tragédie grecque : « Ajax et Philoctète, Œdipe, Créon, Antigone expriment et illustrent à la fois une seule et même vérité : le monde est devenu confus et obscur […] [l’homme] ne peut plus [y] vivre que dans l’erreur et l’illusion. […] La connaissance de la vérité le voue simplement à la mort. » Cela aurait été encore plus vrai de la tragédie moderne – que Goldmann appelle la tragédie du refus, et qu’il conçoit conformément à la « Métaphysique de la tragédie » que le jeune Georg Lukacs publia dans L’Ame et les Formes. D’après celui-ci, « la tragédie est un jeu dont Dieu est le spectateur – mais Il n’est que spectateur, et jamais ses paroles ni ses gestes ne se mêlent aux paroles et aux gestes des acteurs, seuls ses yeux reposent sur eux. » Autrement dit, « [le Dieu de la tragédie] n’apporte aucun secours extérieur, [il est seulement] un Dieu qui exige et qui juge, un Dieu qui interdit la moindre concession, le moindre compromis, [alors que] l’homme [est] placé dans un monde où on ne peut vivre que dans l’à peu près. » Telle serait, d’après Goldmann, la vision du monde qu’expriment les tragédies de Jean Racine.Ainsi Andromaque : « Il n’y a dans [Andromaque] que deux personnages présents : Andromaque et le monde », « Andromaque est tragique en ce qu’elle [oppose] au monde son refus volontaire de la vie et son choix librement accepté de la mort. » Ainsi Britannicus : « Sur [la] scène [de Britannicus] deux personnages : au centre le monde, […] à la périphérie, Junie, le personnage tragique, dressé contre le monde » ; « le sujet de Britannicus est le conflit entre Junie et le monde ». Ainsi encore Bérénice : « Titus est le personnage tragique, pleinement conscient de la réalité, de ses exigences, et de l’impossibilité de les concilier ». Ainsi, enfin, Phèdre : à ceci près que Phèdre, à la différence de Junie ou de Titus, a un moment l’illusion de pouvoir vivre dans le monde avant de reconnaître qu’il s’agit d’une illusion. Certes Racine a écrit d’autres pièces que ces « tragédies du refus » – mais d’après Goldmann ces pièces ne seraient pas réellement des tragédies, ce serait des drames – qui d’une manière ou d’une autre dépassent le tragique. Des drames historiques, ou des drames sacrés : « Le drame historique […] absorbe les dieux dans l’immanence, et le drame sacré [raconte] l’intervention [de ces] dieux dans le monde. » Ainsi « Bajazet, Mithridate et Iphigénie […] ne sont pas des tragédies ». En effet « [Bajazet, par exemple,] accepte le compromis » et « à la baisse du niveau humain du héros correspond une élévation équivalente du niveau moral du monde […] [puisque] Roxane, Acomat, Atalide s’engagent dans l’action contre Amurat.» Sans doute dans ce monde le mal existe-t-il encore, mais « il ne constitue pas le monde, il n’en est qu’une partie et encore une partie éloignée derrière la scène (Amurat [dans Bajazet]), subordonnée (Pharnace [dans Mithridate]) ou absente (dans Iphigénie)… » Quant à Iphigénie, Goldmann montre de manière convaincante que c’est tout le contraire d’une tragédie. Enfin Esther et Athalie ne seraient pas des tragédies mais « des drames sacrés » : « [Ces drames] expriment une vision opposée au jansénisme tragique puisqu’à la place du Dieu caché et muet de la tragédie ils présentent un univers où Dieu est victorieux et présent dans le monde…»

Or, ce refus qu’expriment certaines tragédies de Racine, leur auteur le tiendrait de son éducation à Port-Royal . Bien plus, d’après Goldmann l’évolution du théâtre de Racine correspondrait à l’histoire du conflit de Port-Royal avec le Roi.

Il ne serait donc pas étonnant que l’autre grand Janséniste de la littérature française exprime le même refus du monde. De fait, il l’exprimerait d’abord dans l’exigence de la solitude que formule une méditation religieuse, « le Mystère de Jésus » : « Jésus s’arrache d’avec ses disciples pour entrer dans l’agonie, il faut s’arracher de ses plus proches et des plus intimes » : « Entre [les autres hommes] et [l’homme tragique] le fossé est devenu infranchissable ». Le refus radical du monde s’exprimerait ensuite, à l’évidence, dans la philosophie morale de Pascal, d’après qui les hommes ne pourraient rien faire de bon dans le monde puisqu’ils ignorent les lois naturelles, même la loi contre l’homicide, - Arnauld et Nicole, jansénistes certes, mais modérés, censureront les textes des Pensées qui affirment cette ignorance. Il s’exprimerait enfin dans sa philosophie politique : alors qu’Arnauld comptait parmi les actions louables outre l’assistance des misérables, le gouvernement d’un Etat et le service de la patrie, Barcos, janséniste extrémiste, omet ces deux dernières. Or « la position [de Pascal dans les] Pensées se rapproche de celle de Barcos. » En particulier, il est d’après les « Discours sur la Condition des Grands » impossible d’établir une autorité politique moralement respectable – sinon il n’y serait pas enseigné qu’on ne doit aux « grandeurs d’établissement » que des « cérémonies d’établissement », ce que contesta Pierre Nicole.

En tant qu’elle développe les raisons d’un refus radical du monde, la pensée de Pascal pourrait donc être légitimement qualifiée de tragique.

Mais elle le pourrait surtout dans un autre sens. Goldmann qualifia en effet de tragique non seulement la Weltanschauung des Jansénistes, mais une pensée qui tout en affirmant « la vérité des contraires » se sépare de la pensée dialectique par son caractère essentiellement « statique et paradoxal » alors que la dialectique, d’après lui, accèderait à « une synthèse qui intègre et dépasse les contraires ». Une telle pensée peut être qualifiée de tragique, parce que la tragédie exposerait une situation sans solution, un conflit sans réconciliation possible. Pascal, en ce sens, serait tragique, écrivant qu’« à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée. », que « tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité [et que] leur faute n’est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité ».

Pascal irait ainsi jusqu’à considérer l’athéisme comme l’un de ces vérités dont il faut se souvenir après avoir soutenu la vérité opposée : « L’union des contraires [s’étend] jusqu’à l’existence même de Dieu ». « Vere tu es Deus absconditus. […] Il faut donner [à ce fragment] son sens le plus fort. […] Le Dieu caché est pour Pascal un Dieu présent et absent. » « C’est en étendant le paradoxe jusqu’à Dieu lui-même qui pour l’homme est certain et incertain, présent et absent, espoir et risque, que Pascal a pu écrire les Pensées et ouvrir un chapitre nouveau dans l’histoire de la pensée philosophique. » Après Jean Laporte, mais à l’opposé de la plupart des commentateurs de Pascal, Goldmann souligna en effet qu’« il n’y a plus, et il ne peut plus y avoir pour Pascal aucune preuve théorique valable de l’existence de Dieu. » Certes Pascal parie pour l’existence de Dieu, mais justement ce pari implique que cette existence n’est pas certaine, et Pascal l’affirme explicitement : « Nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu [.. .] Disons : « Dieu est ou il n’est pas » […] la raison n’y peut rien déterminer [...] Par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. » - D’après Goldmann, Pascal serait parvenu à l’idée du pari en étendant à l’existence de Dieu l’idée des Jansénistes qu’on ne pouvait savoir si Dieu avait décidé de nous sauver : « L’auteur des Pensées pousse l’idée du Dieu caché – du Dieu qui se cache – à sa forme la plus extrême, en admettant que Dieu cache à l’homme non seulement sa volonté mais aussi son existence. ». Goldmann fonde cette hypothèse sur le texte de l’Ecrit de Pascal sur la Grâce : « L’Ecrit sur la Grâce […] implique lui aussi l’idée d’un pari fondé sur la même ignorance de la réalité objective – mais qui porte, non pas sur l’existence de Dieu, mais sur le salut individuel du sujet de la pensée et de tout individu qui en est l’objet. Dans l’ensemble, le chrétien sait qu’il y a une masse de réprouvés et peu d’élus. Néanmoins tout homme doit croire qu’il est du petit nombre d’élus, pour le salut desquels Jésus-Christ est mort. » Et comme cette croyance reste « mêlée de crainte et […] n’est pas accompagnée de certitude », crainte et incertitude provenant précisément de la conscience du petit nombre d’élus et de l’absence de toute raison théorique et objective nous permettant de croire que nous sommes de ce nombre, il nous semble qu’entre cette position et celle du fragment 233 [qui expose le pari] il n’y a qu’une différence : dans l’une il s’agit du salut individuel, dans l’autre de l’existence même de la divinité. Pour le jansénisme en général, l’existence de Dieu était une certitude, le salut individuel un espoir. Le pari pascalien étend l’idée d’espoir à l’existence même de la divinité, en quoi il diffère profondément des pensées d’Arnauld et de Barcos, non pas parce qu’il échappe à l’emprise du jansénisme, mais parce qu’il le pousse au contraire à ses dernières conséquences. »

De nombreux interprètes de Pascal ont cependant nié qu’il ait été philosophiquement agnostique, et ils ont considéré que l’agnosticisme soutenu au début du fragment qui expose le pari n’était qu’un argument ad hominem, qui n’était valable que pour le libertin auquel s’adresse l’apologiste. Goldmann rejeta cette interprétation. Selon lui c’est Pascal lui-même qui parie, puisqu’il répond à l’interlocuteur qui lui oppose son impuissance à croire : « apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien, ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre. » Goldmann souligne : « C’est Pascal qui parle et, en s’adressant à son interlocuteur […] il ne lui dit pas : « Apprenez de ceux qui croient maintenant »… » Il soutint aussi que pour Pascal parier et croire sont une seule et même chose puisqu’il écrit : « Apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque votre raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez. » « Loin de porter à croire dans le sens des positions thomistes, cartésiennes ou augustiniennes, la raison chez Pascal ne porte qu’à parier sur l’existence de Dieu et rien de plus. » Un autre argument de Goldmann, c’est que dans un autre fragment Pascal remarque que « saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain, mais [qu’il] il n’a pas vu la règle des partis, qui démontre qu’on le doit. » Goldmann considéra que « [cela] permet d’éliminer toute hypothèse d’argumentation ad hominem. [Car] on voit difficilement une « apologie » qui, « pour convaincre le libertin », élaborerait une critique aussi véhémente des positions de Saint Augustin, Ce serait un excellent moyen pour obtenir l’effet contraire à celui qu’on est censé poursuivre. De plus, lorsqu’on connaît l’autorité hors pair dont jouissait saint Augustin dans le milieu de Port-Royal en général et aux yeux de Pascal en particulier, on est obligé de se dire qu’un langage aussi catégorique et aussi violent contre certaines positions du Père le plus respecté de l’Eglise et du théologien qui, pour Port-Royal, représentait, en fait, la plus grande autorité après l’Ecriture, ne saurait porter sur un point secondaire et accidentel. Pour que Pascal ait pu écrire [ces lignes], il devait être convaincu qu’il s’agissait d’un problème particulièrement important. »

Cette conception du Dieu caché aurait selon Goldmann déterminé d’abord l’attitude de Pascal à l’égard du monde, ensuite la forme littéraire des Pensées.

Le refus du monde serait devenu paradoxal, Pascal n’aurait en effet refusé le monde qu’en restant dans le monde, c’est ce que Goldmann appelle « le refus intramondain du monde », qu’il oppose au refus « unilatéral » des autres jansénistes extrémistes: « Si le dualisme de Barcos lui permettait de refuser le monde, de s’en désintéresser et de se réfugier dans la solitude, Pascal [aboutit] naturellement, à partir de la notion de pari, au paradoxe du refus intramondain du monde, et à la vie solitaire et active qu’il a menée à la fin de sa vie. Et, bien entendu, cette vie, Pascal ne pouvait que l’approuver et le désapprouver à la fois.

» Comment expliquer sinon le retour de Pascal à l’étude des mathématiques et l’entreprise des carrosses à cinq sols ? Ainsi s’expliquerait un fragment de Pascal où, de manière inattendue, l’auteur des Provinciales donne raison aux Jésuites et tort aux Jansénistes : « Les Jésuites et les Jansénistes ont tort en célant [les deux contraires] ; mais les jansénistes plus, car les Jésuites en ont mieux fait professions des deux. » Quels sont les thèses contraires en question ? D’après Geneviève Lewis il s’agirait ici « sans doute de la grâce et du libre-arbitre ». Goldmann rejette cette interprétation, « les jansénistes ayant tout autant, sinon plus que les Jésuites, fait profession d’admettre la toute-puissance de Dieu et la liberté humaine (jusque dans la possibilité de résister à la grâce) – il serait surprenant que sur ce point les jésuites moins unilatéraux que les Jansénistes. De plus, s’il l’avait fait, on comprendrait mal qu’il ait écrit les Provinciales et qu’il ne les ait jamais reniées. » D’après Goldmann, « il […] paraît […] vraisemblable que Pascal pense à une caractéristique des Jésuites qu’il a soulignée [dans les Provinciales], au fait qu’ils font des concessions au monde et acceptent les compromissions qu’accepte la vie dans le siècle (bien que ni lui ni les autres Jansénistes n’aient jamais nié le fait que les Jésuites sont des chrétiens qui tiennent compte tout au moins en principe du devoir de préférer Dieu au monde), tandis que les Jansénistes extrémistes se contentent de refuser unilatéralement le monde. Au fond, si on regarde les choses superficiellement, on pourrait dire que les Jésuites sont plus près que les Jansénistes du refus intramondain du monde qui était l’attitude de Pascal les dernières années de sa vie.»

Cette conception du Dieu caché aurait d’autre part déterminé la forme littéraire des Pensées, leur forme paradoxale et fragmentaire.

« Le paradoxe [serait en effet] la seule figure de style adéquate pour exprimer une pensée qui affirme que la vérité est toujours réunion des contraires. » Or Pascal serait constamment paradoxal. Par exemple il écrit : « Les choses sont vraies et fausses selon la face où on les regarde. » Ses premiers éditeurs ont cru devoir le corriger : « Les choses paraissent vraies et fausses… » Jeanne Russier, en 1949, justifia la correction de l’édition de Port-Royal : « Il arrive […] à Pascal de considérer le réel non en lui-même, mais dans l’esprit qui le pense, et d’employer cependant le verbe être là où paraître serait moins équivoque. […] Sauf de rares exceptions, il est évident que les choses paraissent vraies ou fausses beaucoup plus qu’elles ne le sont réellement. L’édition de Port-Royal obéissait [donc] à un légitime souci de clarté et d’exactitude en employant ici le verbe paraître. » Goldmann répondit à Jeanne Russier que « pour la pensée tragique les choses sont vraies et fausses […], et que ce paradoxe ne peut être évité qu’en retournant au rationalisme ou en introduisant le devenir historique, c’est-à-dire en passant de la pensée tragique à la pensée dialectique. »

Les Pensées sont fragmentaires, comme l’indique le titre qui a été donné à leur recueil. D’après Goldmann, elles ne le seraient pas par accident. « Le fragment [serait en effet] la seule forme d’expression adéquate pour un ouvrage dont le message essentiel est que l’homme est un être paradoxal, en même temps grand et petit, fort et faible. Grand et fort parce qu’il n’abandonne jamais l’exigence d’un vrai et d’un bien purs, petit et faible parce qu’il ne peut jamais arriver à une connaissance ou à une action qui […] approcheraient ces valeurs .» Dès lors que la pensée tragique exige la recherche continuelle de la réalisation des valeurs mais interdit toute illusion sur la validité de ces réalisations, « si Pascal avait un seul instant, soit abandonné la recherche d’un plan définitif pour les Pensées, soit cru l’avoir sinon trouvé, tout au moins approché, il aurait par cela même fourni un argument des plus puissants contre sa philosophie et, de plus, laissé une œuvre peu cohérente et indigne d’un grand écrivain. » C’est pourquoi « chercher le « vrai » plan des Pensées [comme on le fait depuis trois siècles paraît à Goldmann] une entreprise antipascalienne par excellence, une entreprise qui va à l’encontre de la cohérence du texte, et méconnaît implicitement ce qui constitue aussi bien son contenu intellectuel que l’essence de sa valeur littéraire. » Car « il peut y avoir un plan logique pour un écrit rationaliste […] il n’y a, pour une œuvre tragique, qu’une seule forme d’ordre valable, celui du fragment, qui est recherche d’ordre, mais recherche qui n’a pas réussi, et ne peut réussir à l’approcher. » Si donc Pascal est un grand écrivain, ce serait « parce qu’à l’encontre des valeurs esthétiques de son temps, sceptiques ou rationalistes, il [aurait] su trouver et manier les deux formes d’expression littéraire exigées par sa propre philosophie, le paradoxe et le fragment, et fait ainsi des Pensées ce qu’elles sont en vérité, un chef d’œuvre paradoxal, achevé de par son inachèvement. » Goldmann pense de plus que Pascal était « parfaitement conscient » de ce problème du plan rationnel, de « l’ordre », parce qu’il a écrit plusieurs fois à son sujet. Ce problème semble d’ailleurs avoir été familier aux Jansénistes. C’est ainsi que Barcos écrit à la Mère Angélique : « Permettez-moi de vous dire que vous avez tort de vous excuser du désordre de vos discours et de vos pensée, puisque s‘ils étaient autrement ils ne seraient pas dans l’ordre, surtout pour une personne de votre profession. Comme il y a une sagesse qui est folie devant Dieu, il y a aussi un ordre qui est désordre ; et par conséquent il y a une folie qui est sagesse, et un désordre qui est règlement véritable, lesquelles les personnes qui suivent l’Evangile doivent aimer, et j’ai peine de voir qu’elles s’en éloignent et qu’elles le fuient… » Autrement dit, « d’après Barcos, le désordre est le seul ordre valable pour un chrétien ». Mais, comme on l’a vu, Pascal pense, selon Goldmann, qu’ au Non il faut ajouter le Oui, qu’ « au refus du monde insuffisant, [il faut ajouter] la recherche intramondaine de la réalisation des valeurs authentiques ». C’est pourquoi ce que Barcos pouvait regarder comme le seul ordre valable pour tout écrit chrétien, à savoir l’abandon de toute recherche d’ordre rationnel, ne pouvait pas apparaître à Pascal comme un moyen valable pour exprimer la vérité chrétienne.

II

Blanchot accepta l’interprétation de Goldmann, mais en partie seulement. Son éloge fut d’ailleurs seulement relatif : « Cette interprétation rend mieux justice à Pascal, à la rigueur de sa pensée et à la sainteté de sa recherche que la plupart des commentaires chrétiens. » Cette sympathie, Blanchot l’avait auparavant manifestée à l’égard de deux autres marxistes hétérodoxes, Dionys Mascolo et Henri Lefebvre. La sympathie à l’égard de la tentative de Goldmann de penser l’engagement communiste comme un pari de type pascalien eut un certain succès auprès de ceux que rebutait le dogmatisme des autres marxistes. C’est ainsi que dans le célèbre film d’Eric Rohmer Ma Nuit chez Maud un professeur de philosophie justifie son adhésion au Parti communiste comme un pari « pascalien » sur l’avènement de la société sans classe.

Considérons d’abord le tragique du refus du monde.

Blanchot loue la description pascalienne de la condition humaine d’après laquelle « chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie »: « Rien n’est purement vrai, et ainsi rien n’est vrai, en l’entendant du pur vrai. […] Nous n’avons ni vrai ni bien qu’en partie, et mêlé de mal et de faux ». Cette confusion du vrai et du faux, Blanchot l’appelle ambiguïté : « L’essentiel du divertissement est l’ambiguïté, ce mélange indissociable de vrai et de faux ». Et il semble hériter cette notion de Goldmann. Mais, pour ce dernier, l’ambiguïté caractérisait le monde que le héros tragique refusait. « [L’homme tragique] exige et admet seulement des valeurs absolues, claires et univoques ». Or, « mesuré à cette échelle, le monde est ambigu et confus ». C‘est pourquoi l’homme tragique ne peut qu’« opposer à l’ambiguïté fondamentale du monde son exigence non moins fondamentale de valeurs uniques et absolues ». Ainsi Bajazet n’est pas un héros tragique, parce que sa conduite est ambiguë – « il n’agit pas mais laisse naître simplement les malentendus ». Blanchot se sépare de ce refus de l’ambiguïté. Déjà une réserve perce dans l’exposé qu’il fait de la « pensée tragique » telle que Goldmann l’expose : « Comment passer de l’équivoque qui est le sens insensé du monde et que nous ne devons pas méconnaître à cette vérité absolue, à cette clarté pure et totale dont je trouve en moi l’exigence ? Comment accueillir l’ambiguïté et ne pas l’accepter… » Mais Goldmann n’avait nullement dit qu’il fallait « accueillir l’ambiguïté » ni que nous devions « ne pas méconnaître l’équivoque ». Cette réserve à l’égard de la « vision tragique » éclate dans l’esquisse d’une réponse que Blanchot donne au pari de Pascal : « Peut-être tout est-il joué dès le « Oui mais il faut parier… vous êtes embarqué ! Lequel prendrez-vous donc ? » C’est là, reconnaît Blanchot, le moment essentiel, celui où intervient la raison tragique : il faut parier, il faut choisir. C’est-à-dire : il faut renoncer à l’ambiguïté qui refuse le choix, qui ne le refuse même pas, mais le tient seulement pour possible et jamais ne l’accomplit. » Et c’est alors que Blanchot, dans une parenthèse, semble prendre la parole et se faire l’avocat de l’ambiguïté : « Ici peut-être fait-on tort à l’ambiguïté pour qui le sens est toujours en-deçà du moment où l’alternative se pose et demande choix. L’ambiguïté occupe là une position que le pari ne pourra atteindre… »

Les traces de l’influence de Goldmann apparaîtront dans au moins deux essais ultérieurs, consacrés l’un à Héraclite, l’autre à Char.

Dans le premier, qui date de 1960, évoquant le pressentiment qu’auraient eu les plus anciens Grecs de « la nécessité en vertu de laquelle tout s’ordonnait, à condition que l’indifférence initiale, la diversité sans direction, sans forme et sans mesure, fut d’abord réduite à une première différence […], égalisation du pour et du contre », il note que « c’est le passage de l’ambiguïté scintillante à la dure contrariété qui oppose terme à terme. On peut vivre en indifférent et en somnambule entre nuit et jour, mais dès que la sévère différence Jour-Nuit s’est rendue présente, le choix tragique commence : choisir la veille contre le sommeil, choisir les dieux clairs en faisant tort aux puissances nocturnes, choix chaque fois tragique, car le pour et le contre s’égalisent. »

Dans le second, proposant, en 1964, un commentaire des fragments poétiques de Char, Blanchot dénonce « l’erreur que nous commettrions en interprétant ce langage comme s’il appartenait encore au discours, qu’il soit ou non dialectique », et il propose un dépassement de la contrariété : « La rigoureuse disconvenance que nous propose [le langage de Char] […] ne saurait entrer dans les formes des vieilles catégories (les opposés, leur tension, leur résolution). Ce qu’il nous appelle à dépasser, c’est le faux bonheur de l’ambiguïté scintillante, puis à dépasser le tourment de la contrariété qui oppose termes à termes, mais non pas pour en venir à la totalité, où le pour et le contre se réconcilient ou se fondent : pour nous rendre responsables de l’irréductible Différence. »

Revenons au refus tragique du monde. Blanchot n’a pas pu ne pas être sensible à la conception goldmannienne de la « tragédie du refus », lui qui allait publier, deux ans plus tard « Le refus », dans lequel il déclarait : « A un certain moment, face aux évènements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire… » La proximité de cette intransigeance avec le refus tragique se manifeste dans un paragraphe où Blanchot reconnaît la valeur relative de ce qu’il refuse : « Ce que nous refusons n’est pas sans valeur ni sans importance. C’est bien à cause de cela que le refus est nécessaire. Il y a une raison que nous n’accepterons plus, il y a une apparence de sagesse qui nous fait horreur, il y a une offre d’accord et de conciliation que nous n’entendrons pas. Une rupture s’est produite. Nous avons été ramenés à cette franchise qui ne tolère plus la complicité. » Rappelons que ce que Blanchot refusait ici était l’ambiguïté de la politique du général de Gaulle, qui revenait au pouvoir en jouant de la menace d’un coup d’Etat militaire. Un an plus tard, Blanchot expliqua la nature de son refus, écrivant que « lorsqu’on ne [retenait des évènements de mai 1958] que l’aspect politique, et si l’on pense que cet aspect suffit à les définir, le jugement qu’on portera sur eux, même défavorable, leur sera implicitement favorable. » En effet, « nous avons obtenu, dans des conditions suffisamment légales, une solution intéressante qui se battrait contre cette Constitution, et pour l’autre et pour une autre ? D’où la conclusion : tout de même, de Gaulle, c’est mieux et, quand on pense à ce que nous pourrions avoir, c’est inespéré. » C’était l’analyse du directeur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Méry. Blanchot condamne cette analyse : « C’est la politique entendue comme conduite opportune ; l’opportunisme est alors la vérité politique. » On peut penser que Blanchot fait ici bon marché de la paix civile. Peut-être objectera-t-on que ce refus fut aussi celui d’un homme politique responsable : Pierre Mendès-France. Mais dès 1933, répondant à un article de Robert Garric intitulé « Pourquoi nous acceptons », Blanchot avait fait profession d’un refus absolu: « Le refus […] exprime ce qu’il y a de plus pur et de plus menacé dans la révolution. […] En apparence, il peut servir également bien tous les dieux, avec une prédilection menaçante pour les idoles. Mais cette impartialité est fausse. Le refus n’est subordonné à aucune condition, sauf à celle-ci de ne point se renier. » Et le 8 mai 1968, la veille de la première nuit des barricades, Blanchot jugera « d‘une importance capitale, peut-être décisive, que le mouvement des étudiants, […] en repoussant toute affirmation prématurée, oppose et maintienne une puissance de refus, capable, croyons-nous, d’ouvrir un avenir. » Il le répéta un peu plus tard : « [Ce mouvement] apparaît donc essentiellement comme un mouvement de refus, se gardant de toute affirmation ou programme prématurés… » Il voit là « une nouvelle pensée politique » : « Porter la rupture […] c’est faire en sorte que chaque fois qu’il s’accomplit, sans cesser d’être refus agissant, le refus ne soit pas seulement un moment négatif. C’est là, politiquement et philosophiquement, l’un des traits les plus forts du mouvement. En ce sens, le refus radical, tel qu’il le porte et tel que nous avons à le porter, dépasse de beaucoup la simple négativité, s’il est négation même de ce qui n’a pas encore été posé et affirmé. Mettre au clair le trait singulier de ce refus, c’est l’une des tâches théoriques de la nouvelle pensée politique… » Et à nouveau il fera bon marché de la paix civile : « Nous sommes en état de guerre avec tout ce qui est, partout et toujours ». « Jamais nous ne prendrons assez conscience de cela : nous appartenons à une société avec laquelle nous sommes en état de guerre ; nous habitons une région occupée »« Les barricades étaient exemplaires, parce qu’elles signifiaient […] : C’est dorénavant la guerre, nous sommes des combattants et non plus des manifestants. » - En quoi Blanchot aura été très éloigné des idées politiques de Pascal, qui jugeait que « la guerre civile [était] le plus grand péché qu’on puisse commettre contre la charité du prochain » et qui ne condamnait pas les chefs politiques qui trompaient les hommes pour leur bien.

Considérons à présent l’interprétation de la pensée de Pascal.

1.

Blanchot accepte, semble-t-il, l’idée d’après laquelle Pascal aurait été un penseur dialectique.

C’est ce qu’il avait soutenu dès 1947 dans une « Note sur Pascal ». Il avait alors cru découvrir dans le Mémorial l’expression « des extrêmes [de la détresse et de l’exaltation], [du] sentiment de l‘accord de ces extrêmes et [de] leur « paix » au sein du déchirement », et il considéra que « l’Apologie a consisté à dérouler [cette expérience] dans le temps abstrait du discours et à [l’] articuler d’une manière dialectique ». Dans La Philosophie de Nicolas de Cues Maurice de Gandillac avait exposé l’originalité d’un philosophe qui repoussa l’usage traditionnel du principe d’identité : « La raison, comme l’esprit, ont d’abord à prendre conscience de la coïncidence des contraires, puis des contradictoires. La réalité nous en offre sans arrêt des exemples dont tout homme sensé peut saisir le sens profond. » A ce sujet Gandillac avait montré que « la pensée de Nicolas de Cues se rapprochait de celle de Maître Eckhardt et des mystiques rhénans : « Le système cusain exprime sur le plan de la logique et même de la physique quelques unes des exigences dont le maître de Thuringe avait apporté avec un admirable sens de l’absolu des formulations mystiques. » Recensant cet ouvrage, Blanchot avait fait remarquer que « le cardinal rest[ait cependant] étranger à toute expérience intérieure proprement dite. » Si Eckhart n’avait pas exprimé sur le plan logique et physique son intuition mystique, et si Nicolas de Cues avait développé l’intuition mystique d’Eckhart sans l’avoir intérieurement éprouvée, Pascal, lui, aurait d‘abord vécu l’expérience et il l’aurait ensuite lui-même développée dans un système.

Cependant, Pascal dans le Mémorial ne semble témoigner de rien d’autre qu’un sentiment de joie « Joie, joie, joie, pleurs de joie ». D’après Blanchot « seule la réflexion pourrait l’opposer aux états tout contraires qui s’appellent « J’entre en effroi » En réalité, il y a toutes les raisons de douter que dans la nuit du 23 novembre 1654 Pascal ait connu une expérience « où les extrêmes [auraient] étés connus ensemble et où l’angoisse aurait été paix et la paix ravissement. » Blanchot semble voir dans le Mémorial le témoignage d’une expérience mystique telle qu’il la lit chez Maître Eckhart comme le résultat « du dépouillement complet de l’âme, […] la mort angoissée par laquelle celle-ci renonce à tout, même à Dieu et se jette dans un abîme où elle est prête à tout perdre et à se perdre », dans « ce vrai gouffre que seuls franchissent ceux qui y sautent avec le sentiment de l’infranchissable ». Il est à ce sujet significatif qu’il écrive que « Pascal dans cette joie même a connu et vécu cette chute dans l’abîme » - Pascal ne parle pas ici d’abîme. Blanchot emploie ce terme très probablement sous l’influence de la lecture de Maître Eckhart qui « n’a de cesse que tout ce qui subsiste n’ait disparu, que l’écroulement de la logique, de la morale, de Dieu – en tant que lié aux créatures – n’ait préparé le retour à l’abîme… […] Il affirme qu’il y a dans [l’âme humaine] un fond secret où Dieu est éternellement présent, non pas comme Personne ou comme Essence, mais comme Unité absolue. Là, dans cet abîme ou ce désert auquel il fait allusion par des images angoissantes […], le dedans de l’âme coïncide absolument avec le dedans de la divinité… […] C’est dans l’âme elle-même que s’accomplit le saut, dans l’âme que se creuse l’abîme que nulle pensée, nul acte ne peuvent franchir.» Mais Pascal ne renonce qu’au monde (Oubli du Monde, hormis Dieu […] Renonciation totale et douce), il ne renonce pas au Dieu qui est lié aux créatures, il témoigne non d’un saut dans l’inconnu mais au contraire de la rencontre d’un Dieu qui se fait connaître à lui. Lisons en effet la suite du Mémorial. La référence à l’Exode n’est pas la seule : le « Dieu d’Abraham » est aussi le « Dieu de Jésus-Christ ». Or juste après avoir transcrit la réponse de Dieu à Moïse, Pascal écrit Deum meum et Deum vestrum, et sur le parchemin il note la référence : « Jeh 20 17 » c’est-à-dire « Evangile de Jean 20 17 » : il s’agit cette fois de la fin de la réponse du Christ ressuscité à Marie-Madeleine, plus exactement de la fin du message qu’il lui confie : « Je monte à mon Père et à votre Père, à mon Dieu et à votre Dieu… » Mais à nouveau c’est sans doute tout l’épisode qui était présent à l’esprit de Pascal : alors que Marie-Madeleine pleure devant le tombeau vide, un homme qui lui semble un jardinier l’interpelle : « Marie ! » et alors elle reconnaît le Christ. C’est ensuite que celui-ci la charge de dire à ses frères qu’il monte vers son Père et le leur, son Dieu et le leur. Manifestement ces deux épisodes constituent deux variantes d’un même thème, qu’a dégagé Henri Gouhier : « Dans cette scène, comme dans celle du Buisson ardent Dieu est présent mais non reconnu : alors il interpelle en l’appelant par son nom celui ou celle qu’il a choisi pour le charger d’un message : puis il se nomme… » La troisième citation du Mémorial - « Ton Dieu sera mon Dieu » - est tirée du Livre de Ruth. C’est la parole que Ruth, une Moabite, c’est-à-dire une étrangère, adresse à sa belle-mère Noémie qu’elle accompagne dans le pays de Juda au lieu de retourner dans sa famille : « Partout où tu iras j’irai ; et là où tu demeureras semblablement je demeurerai. Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu mon Dieu. » La quatrième citation : « Père juste le monde ne t’a point connu mais moi je t’ai connu » est à nouveau tirée de l’Evangile selon saint Jean: là encore c’est tout l’épisode que Pascal avait sans doute à l’esprit – c’est la dernière prière du Christ le soir de Pâques : « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu, et ceux-ci ont connu que tu m’as envoyé. Et je leur ai baillé à connaître ton nom et leur ferai connaître, afin que l’amour duquel tu m’as aimé soit en eux et moi en eux. » Autrement dit, le Christ a fait connaître à Pascal « le nom » de Dieu, et c’est ce qui suscite sa joie. « [Dieu] sera le garant de la joie – Joie, Joie, Joie, Pleurs de joie – parce que le connaître, c’est posséder déjà la vie éternelle ». Bref, l’Exode puis l’Evangile de Jean ont fait revivre à Pascal deux scènes où Dieu apparaît, interpelle et se fait connaître. Le Livre de Ruth puis à nouveau l’Evangile de Jean lui ont donné ensuite les mots de la réponse de l’homme. Pascal n’aurait donc eu ni l’expérience d’un « Dieu sans forme » ni celle de « l’abîme », mais, au contraire, l’expérience de la rencontre d’un Dieu qui se fait connaître.

Mais Blanchot ne lit pas les citations bibliques par lesquelles Pascal signifie ce qu’il est en train de vivre. Plus gravement il semble refuser d’admettre le sens même des mots qu’il lit, par lesquels Pascal signifie les sentiments qu’il éprouve. On lit en effet dans le Mémorial : « Certitude joie certitude sentiment vue joie » « Joie, joie, joie, pleurs de joie. » Ce n’est pas parce que cette joie est « poussée jusqu’aux larmes » qu’elle l’est au point où « les sentiments perdent leur sens ». Ce n’est pas parce que les pleurs ne sont pas « l’expression propre » de la joie que celle qu’ils expriment est aussi bien détresse. La joie qu’il a éprouvée la nuit du 23 novembre, est la « joie d’avoir trouvé Dieu », Pascal l’évoqua sans doute dans la septième des lettres qu’il adressa à Charlotte de Roannez, il rappela à ce sujet la parabole évangélique du Trésor : « Celui qui a trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. Les gens du monde n’ont point cette joie « que le monde ne peut ni donner ni ôter » dit Jésus-Christ même. » Il n’y a pas de raison qui puisse lui imposer d’être aussi, comme le veut Blanchot, « pure détresse ». Témoignant d’une expérience analogue à celle de Pascal, Frossard rapporta qu’il fut « porté, soulevé, repris et roulé par la vague d’une joie inépuisable. » Et Ramakrishna parla d’un « océan de joie ineffable ». Blanchot semble fonder son interprétation sur le fait que tels seraient les sentiments que rapportent les autres mystiques : « Il n’y a vraiment rien, à le supposer, qui dépasse les descriptions les plus ordinaires d’états analogues ». En réalité, la joie et la peine des mystiques ne semblent pas être vécus en même temps mais plutôt successivement. Ainsi Henri Delacroix signale « comme une phase essentielle […], caractéristique de l’évolution mystique, une période de dépression profonde qui suit la période extatique ». Par exemple « sainte Thérèse décrit, après la période de l’extase, une période de peine extatique où l’âme sent douloureusement toute la distance qui la sépare de son Dieu » […] Cette peine a même durée que les extases, elle en a le caractère aigu, elle en est comme l’inverse, la contre-partie. » « Saint Jean de la Croix signale un état prolongé qu’il appelle la nuit de l’esprit, qui est un composé de peines spirituelles, qui sépare l’état de contemplation de l’état supérieur ; il avait déjà décrit, au seuil de la vie mystique, ce qu’il appelait la nuit des sens. » De même « Madame Guyon décrit avec un grand luxe de détails sa période de mort mystique. » Romain Rolland rapporte au contraire – mais l’un n’exclut pas l’autre - que c’est au terme d’une longue période de tourments que Ramakrishna eut la vision de la déesse Kali, et que cette vision fut immédiatement précédée par « une intolérable angoisse » : « Il me semblait qu’on me tordait le cœur comme un linge mouillé, la souffrance me déchirait.» « C’est également à l’heure de la lassitude suprême, remarque Rolland, que Thérèse perçoit, comme une inondation soudaine, l’invasion de l’invisible – telle une mer qui la noie. […] Au reste le mouvement de l’extase chez Ramakrishna, suit, comme il est naturel, le processus ordinaire des révélations. C’est presque toujours par l’épuisement de l’effort, l’angoisse, qu’elle s’annonce. Le désespoir, qui brise l’ancien moi, est la porte qui s’ouvre sur le moi nouveau. » Tel semble avoir été le cas de la joie de Pascal, qui suit une période où, comme il le confia à sa sœur, il éprouva la peine d’un « si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là.»

Certes la joie ne règne que dans ce qu’on a pu appeler la première strophe du Mémorial. Jean Steinmann a signalé que le texte autographe montre que « c’est à partir seulement de la mention de la séparation d’avec Jésus-Christ que l’écriture se met à témoigner d’une intense émotion. » Et d’après Steinmann la ligne « certitude, certitude, sentiment joie paix » est « évidemment une surcharge », écrite après « minuit et demi », après la fin de son extase C’est vraisemblable. Mais est-ce à dire que, parce que l’écriture en est régulière, il faut admettre avec Steinmann que « jusque-là il ne s’agissait que de notes pieuses » ? Ce serait contredire le témoignage de Pascal « Joie, joie, pleurs de joie ». Surtout, « [cette] joie même éveille le repentir. « Je m’en suis séparé. Deliquerunt me fontem aquae vivae… » C’est à-dire que « ce mouvement qui vient de Dieu et qui détache du monde en unissant à Dieu, Pascal, jadis, l’avait reçu, mais ne l’avait pas suivi ». Il fut donc comme les Juifs à qui Dieu crie sa colère par la bouche de Jérémie : « ils m’ont délaissé, moi la fontaine d’eau vive. » La joie n’éveille pas que le repentir, elle éveille la crainte. « Mon Dieu me quitterez-vous ? » Que je n’en sois pas séparé éternellement - « Le repentir et la crainte sont de sens inverse : après s’être repenti d’avoir quitté Dieu, Pascal craint que Dieu ne le quitte. D’où la prière Que je n’en sois pas séparé éternellement. » « La crainte fait [certes] trembler la joie ». Mais comme Pascal le dit dans la lettre à Charlotte de Roannez, « c’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé […] Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont cette tristesse sans cette joie, et les chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la craindre de la perdre par l’attrait d’autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui conserve notre joie […] jusqu’à ce que la promesse que Jésus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous soit accomplie. » Enfin, Pascal ne craint pas seulement de perdre la joie par l’attrait d’autres plaisirs, il craint l’interruption de la grâce, conformément à l’enseignement de Port-Royal : « Lorsque la miséricorde incompréhensible de Dieu a répandu dans le cœur de quelques-uns ce charme », cette suavité qui infailliblement convertit aux valeurs éternelles, à l’évangile, le don de la grâce peut être retiré (fr. 410) Nul, pas même ceux qui semblent les plus saints, n’est assuré de persévérer. Pascal l’a exprimé avec force dans sa lettre du novembre 1648 à sa sœur Gilberte : « La continuation de la justice des fidèles n’est autre chose que la continuation de l’infusion de la grâce, et non pas une seule grâce qui subsiste toujours ; et c’est ce qui nous apprend parfaitement la dépendance perpétuelle où nous sommes de la miséricorde de Dieu, puisque, s’il en interrompt tant soit peu le cours, la sécheresse survient nécessairement. » De là, à nouveau, l’effroi de Pascal quand il se représente que des chrétiens qui l’impressionnent « peuvent tomber et qu’il y en aura tant qui tomberont de leur gloire. L’effroi que j’aurais de les voir en cet état éternel de misère me fait me détourner de cette idée et revenir à Dieu pour le prier de ne pas abandonner les faibles créatures qu’il s’est acquises »« Une telle théologie explique […] la tension entre inquiétude et espérance. C’est elle qui suscite toute une part du Mémorial. « La réalité du monde atteste et la miséricorde et l’abandon. Nul ne sait comment ils se répartiront demain. »

Pascal peut donc exprimer dans le Mémorial la joie et la crainte. Mais cette crainte d’être à nouveau séparé de Dieu qui motive la prière de Pascal ( Que je n’en sois jamais séparé ) et l’engagement qu’il prend (« Non obliviscar sermones tuos ») n’a rien à voir avec l’« effroi » devant l’« univers muet » dont Blanchot estime qu’il ne fait qu’un avec la joie du Mémorial. L’effroi et la joie correspondent au contraire aux sentiments, respectivement de l’absence et de la présence de Dieu : « Dieu se cache ordinairement », mais parfois - « rarement », « il se découvre à ceux qu’il engage à le servir », « il sort […] du secret de la nature qui le couvre […] par des coups extraordinaires ».

En 1956 Blanchot ne se fonde plus sur le Mémorial. Affirmant ex abrupto « que pour Pascal la réalité elle-même serait dialectique (« Pascal ne s’arrête pas de penser, comme on le dit généralement, que la contrariété vient du jeu des opinions. S’il y a dialectique, c’est celle de la réalité même… »), Blanchot adopte l’argumentation de Goldmann, puisqu’il poursuit en démarquant - comme il le signale dans une note – un texte de Pascal, - l’un des textes sur lequel Goldmann fonde son interprétation : cette dialectique serait « fondée dans le mystère éclatant et […] auguste de l’union des deux natures en Jésus-Christ. Parce que Jésus-Christ est Dieu et homme, affirmations indissolublement liées et pourtant répugnant l’une à l’autre, nous devons-nous attendre à trouver la marque de la vérité dans la répugnance et la contradiction, et il faudra non seulement accueillir des affirmations opposées et les maintenir fermement ensemble, mais les tenir pour vraies à cause de leur opposition, ce qui nous oblige à exiger un ordre plus haut qui les fonde. »

On peut être d’abord étonné de voir Goldmann fonder son interprétation de la pensée de Pascal sur les seuls trois fragments d’un projet de Provinciale sur l’hérésie (occasionné par l’accusation portée contre les jansénistes et ensuite contre lui ) et plus encore de voir Blanchot accepter de trouver le fondement d’une dialectique de la réalité dans « le mystère de l’union des deux natures en Jésus-Christ ». Lorsque Pascal écrit que « tous errent d’autant plus dangereusement qu’ils suivent chacun une vérité, leur faute n’est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une vérité contraire. », il faut en effet se rappeler que les « vérités contraires » dont il parle ici sont celles que contiennent les dogmes chrétiens : « L’Eglise a toujours été combattue par des erreurs contraires. […] La source des hérésies est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées et de croire qu’elles sont […] incompatibles .» Par exemple l’Eglise enseigne que Jésus-Christ est Dieu et homme : « les Ariens, ne pouvant allier ces choses qu’ils jugent incompatibles , disent qu’il est homme ; en cela ils sont catholiques. » Mais ils nient qu’il soit Dieu : « en cela ils sont hérétiques ». Car « la foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire […] il y a donc un grand nombre de vérités, de foi et de morale, qui semblent répugnantes, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable. »

Il n’en est pas moins vrai que, dans sa philosophie morale et dans sa philosophie de la connaissance, l’auteur des Pensées expose des contradictions qu’il ne peut pas dépasser, qu’il déclare indépassables – ainsi celles du dogmatisme et du scepticisme dans la philosophie de la connaissance et celle du stoïcisme et de l’épicurisme dans la philosophie morale: « Tous leurs principes sont vrais, des dogmatistes, des stoïciens. Mais les principes contraires sont vrais aussi. » Les dogmatistes ont vu « l’idée de vérité » qui est en l’homme et qui fait sa grandeur, mais ils n’ont pas vu son impuissance à l’atteindre qui fait sa misère, tandis que les pyrrhoniens ont vu cette impuissance mais n’ont pas vu l’idée de vérité . Les stoïciens ont cru que l’homme pouvait se faire semblable à Dieu, ignorant sa bassesse, tandis qu’ignorant sa grandeur les épicuriens l’ont ravalé au rang des bêtes. On objectera que pour Pascal le dogme du péché originel résout ces contradictions, aussi bien celle du dogmatisme et du scepticisme que celle du stoïcisme et de l ‘épicurisme. Après avoir fait raconter à la Sagesse de Dieu l’histoire du péché originel, Pascal lui fait dire : « De ce principe que je vous ouvre, vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et les ont partagés en de si divers sentiments ». Ces caractères contradictoires n’appartiennent pas à un même sujet, il faut distinguer l’homme parfait qu’a créé Dieu et l’homme que le péché a corrompu. Et il est vrai que formellement cette résolution ressemble à la solution que propose Kant de l’antinomie du libre-arbitre et du déterminisme : comme on sait l’auteur de la Critique de la Raison pure, distinguant le phénomène de la chose en soi, considère que la causalité libre relève de celle-ci tandis que la causalité stricte requise par l’antithèse relève de celui-là : il faudra donc distinguer un caractère sensible, déterminé, et un caractère intelligible, libre, et le conflit se résoudra par le simple fait que les jugements contradictoirement opposés de la thèse et de l’antithèse se résoudront en jugement subcontraires qui, ne prenant pas leur sujet dans le même sens, seront effectivement conciliables, dès lors que leur vrai domaine leur aura été assigné. Mais la solution kantienne est rationnelle, la solution de Pascal ne l’est pas, et il le sait, car il reconnaît que c’est un « mystère », c’est-à-dire une contradiction. Intellectuellement, Pascal reste dans le tragique.

Comme l’écrit Jean Guitton, « [Pascal fait] descendre l’incompréhensibilité du ciel sur la terre : non seulement la sphère divine est incompréhensible, mais Dieu a mis dans notre humain domaine une image de sa propre obscurité ; les choses mêmes de l’homme, les principes de la mathématique sont incompréhensibles dans leur fond. » Pour un rationaliste, les mystères de la foi sont des absurdités. C’est ainsi que pour Spinoza, par exemple, « affirmer que Dieu a pris une forme humaine ne paraît pas moins absurde que de dire qu’il a pris la forme du carré. ». « Cessez donc, écrit-il à Albert Burgh, d’appeler mystères d’affreuses erreurs […] ne confondez pas ce que nous ne connaissons pas […] avec ce dont l’absurdité est établie, comme ces terribles secrets dont vous croyez qu’ils transcendent d’autant plus l’entendement qu’ils contredisent plus la droite raison. » De même, comme un de ses correspondants le rappelle à Descartes, il y a contradiction, selon les Musulmans, dans l’idée d’une trinité de personnes qui ne font qu’un seul être, et selon les Calvinistes, dans l’idée que le corps du Christ, dans l’Eucharistie, puisse être en même temps en plusieurs lieux Pour les « rationalistes chrétiens » au contraire, les mystères de leur religion sont au-delà du domaine de la raison : celle-ci s’arrête devant Dieu, comme l’enseignèrent le cardinal Bellarmin, Descartes, Arnauld, Malebranche, Locke, etc. C’est pour Pascal l’inverse : ce qui est vrai de la religion : qu’elle affirme en même temps des propositions contradictoires, l’est aussi de la philosophie.

2

Blanchot estima cependant que Goldmann avait radicalisé la pensée de Pascal, d’après lui elle ne serait pas rigoureusement « tragique ». Et l’équivalence de parier et de croire lui parut « trop simple ». Il accorda à Goldmann que « le principe d’où tout doit partir, c’est le nom et la pensée du Deus absconditus : « la présence du Dieu qui se cache » […] Le douteur qui refuserait ce commencement en soutenant que Dieu n’est pas là et qu’il ne le voit pas, ne ferait rien que d’être d’accord avec l’invisibilité de Dieu et de porter témoignage de l’éloignement de Dieu, comme des ténèbres où sont les hommes. » Dieu est caché, Dieu se cache, puisque « les athées doivent dire des choses parfaitement claires » et qu’ « ils sont dans l’impossibilité de les dire », puisqu’il est « incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible qu’il ne soit pas ». Mais d’après Blanchot « Pascal ne peut s’en tenir au Dieu […] qui a une face d’être et une face de néant ». Il considéra que Goldmann avait en quelque sorte « purifié » la pensée du Dieu caché en la concevant comme « le mouvement incessant entre les pôles opposés de la présence et de l’absence. » Mais selon Blanchot cette pensée ne se présente pas ainsi chez Pascal. Par exemple, « quand Pascal dit « que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Eglise pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur », la pensée qu’il exprime ici […] cesse d’être une pensée tragique (Dieu ne parlant que par son silence). » Et, de fait, « c’est sous cette forme que [Pascal] l’exprime le plus souvent [par exemple, après avoir expliqué pourquoi le Christ ne devait pas venir « d’une manière visible », Pascal ajoute qu’] « il n’était pas juste aussi qu’il vînt d’une manière si cachée qu’il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux-là ; et ainsi voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent, et non à ceux qui ne le cherchent pas. » Du Dieu de la pensée tragique « Pascal passe [donc] à un Dieu avec lesquels les rapports sont des rapports de spiritualité ou de mystique ».

La spiritualité : c’est-à-dire « le détachement progressif du monde » « le mouvement de l’âme vers Dieu » où elle trouve vie intérieure, perfectionnement et jouissance ».

L’expérience mystique – « où l’infinie séparation devient union avec l’infini, et la présence absence de Dieu, absence qui se donne extatiquement comme le ravissement d’une présence ». De fait, ajoute Blanchot, « il faut bien voir que la pensée du Dieu caché est une pensée héritée, par l’Ecriture, de la théologie négative et [qu’elle est] toujours prête à donner lieu à un mouvement mystique. » Blanchot se demande d’ailleurs « si Pascal [lui-même] n’a pas laissé dans le Mémorial un document évidemment mystique. »

Enfin, Pascal dit-il toujours oui et non ? Blanchot en doute, rappelant « qu’il y a un point […] où Pascal dit oui sans y ajouter le non contraire : là où il affirme la correspondance entre nature paradoxale de l’homme et le contenu paradoxal du christianisme. En cela la religion chrétienne n’est pas vraie relativement, mais tout à fait. »

Goldmann n’avait évidemment pas ignoré les difficultés de son interprétation.

A l’objection que Blanchot tire d’un mysticisme de Pascal, « inconciliable avec [la pensée tragique] », Goldmann avait à l’avance répondu que « le jansénisme [était] hostile ou tout au moins étranger à tout mysticisme ». Cependant le Mémorial ne témoigne-t-il pas de la réalité d’une expérience mystique ? A ce sujet Goldmann renvoyait à l’analyse d’Henri Gouhier d’après qui l’expérience du Mémorial ne présenterait aucun des caractères de celles que rapportent les mystiques. Mais on ne peut nier que Pascal a connu une expérience mystique, au sens large de ce terme, et que cette expérience lui a apporté une « certitude ». La méfiance de Port-Royal à l’égard du mysticisme n’a sans doute rien pu contre la réalité de cette expérience.

Goldmann avait reconnu que « certains fragments des Pensées [semblaient] pouvoir être interprétés dans un sens à première vue parfaitement logique [et non pas dialectique] : Dieu est caché à la plupart des hommes, mais il est visible pour ceux qu’il a élus en leur accordant la grâce. Ainsi le fragment [Brunschvicg] 559 : « S’il avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l’absence de toute divinité, qu’à l’indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu’il paraît quelquefois, et non toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n’en peut conclure sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes. » Mais Goldmann maintenait que « cette manière de comprendre l’idée du Dieu caché serait fausse et contraire à l’ensemble de la pensée pascalienne qui ne dit jamais oui ou non mais toujours oui et non. [Par conséquent] le Dieu caché est pour Pascal un Dieu présent et absent et non pas présent quelquefois et absent quelquefois. »

Goldmann n’avait évidemment pas ignoré « la correspondance [que Pascal affirme] entre la nature paradoxale de l’homme et le contenu paradoxal du christianisme ». Mais, d’après lui, si Pascal n’a pas été totalement cohérent, c’est qu’il n’était pas encore un penseur dialectique : « Le paradoxe, pour maintenir son existence, cède devant le christianisme et devant la doctrine de Pascal. Le pousser plus loin, rendre ces positions relatives, affirmer qu’elles ont besoin de vérités contraires, aurait signifié la découverte de la pensée dialectique et par cela même le dépassement du paradoxe et de la tragédie. » Goldmann croit en effet pouvoir estimer que la dialectique n’est pas une conception définitive et qu’elle peut être elle-même dépassée : « Le matérialisme dialectique s’englobe lui-même - même en tant que moment de l’histoire universelle. […] Il peut éviter toute incohérence en donnant à la notion de progrès un contenu relatif qui situe chaque époque historique seulement par rapport aux époques passées et à celle qui est à créer actuellement, et non pas dans l’absolu, et en éliminant le problème embarrassant, celui de la « fin de l’histoire » comme actuellement inconnaissable, au nom de es propres principes épistémologiques » - D’après Goldmann, ce serait là « une des principales supériorités du marxisme par rapport à la pensée de Hegel, qui se veut philosophie non pas relativement mais absolument vraie. »

Qu’en penser ?

Il peut sembler, aujourd’hui, que Blanchot et Goldmann avaient tous les deux raison et tort – aujourd’hui que Francis Kaplan a découvert l’argumentation complexe de l’Apologie. « Il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison ».

Point contraire à la raison, cela implique qu’elle n’est pas complètement rationnelle. Rationnellement en effet, « nous sommes incapables de connaître ni ce qu’est [Dieu], ni s’il est ». Goldmann avait donc raison d’affirmer que Pascal est philosophiquement agnostique, même s’il est très probable que Pascal n’a pas réellement éprouvé de doute.

Certes les exégèses que Goldmann a proposées de certaines des Pensées n’étaient pas toujours, à ce sujet, convaincantes. Il n’avait sans doute pas tort de dire que c’est Pascal lui-même qui pense que « nous sommes incapables de connaître ni ce que [Dieu] est, ni s’il est. » et que c’est donc Pascal lui-même qui parie, mais il n’est pas sûr que parier et croire soient pour lui une seule et même chose : « Apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque votre raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez ». L’incrédule est convaincu qu’il doit parier mais il constate qu’il ne peut croire, et Pascal lui répond que ceux qui ont comme lui parié sans pouvoir croire ont fait « tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. », « naturellement cela vous fera croire. ». De même, Goldmann avait sans doute tort de dire que Pascal se montre violent à l’égard de saint Augustin – quand Pascal se bornait à dire que saint Augustin n’avait pas vu « la règle des parti »s : que peut-il bien y avoir de violent à remarquer que le grand théologien n’avait pas connu la règle qu’un mathématicien allait démontrer douze siècles après lui ?

Blanchot n’avait cependant pas tort de constater que Pascal ne se tient pas « à un Dieu qui a une face d’être et une face de néant ». Car si Pascal rejette les preuves philosophiques de l’existence de Dieu, il n’en reste pas là - sinon il n’aurait pas entrepris d’écrire une Apologie -, il en propose d’autres. Mais auparavant Pascal déduit de l’agnosticisme philosophique la nécessité de parier pour l’existence de Dieu. Blanchot, on l’a vu, estima au contraire qu’« il y [a] une région où s’imposent l’impossibilité de choisir et la nécessité de ne pas choisir, non par souci des possibles, mais par un manque essentiel de possibles, et alors tout le courage et, si l’on veut, toute la morale consistent à veiller sur l’indécision de l’être et à la réveiller lorsqu’elle s’aliène. » L’ambiguïté ne qualifie plus, ici, la conduite de l’homme mais elle est « l’indécision de l’être ». Pascal n’ignore certes pas ce sentiment d’une ambiguïté du monde : « Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute ni d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une Divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un Créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais [je vois] trop pour nier et trop peu pour m’assurer… » Mais l’objection que Blanchot adressa à Pascal étonne, car, semble-t-il, c’est celle que Pascal avait prévenue après l’avoir attribuée à son interlocuteur : « Le juste est de ne point parier», et c’est à cette objection de l’incrédule qu’il avait répondu : « Oui, mais il faut parier, cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué ». Il le répète plus loin : « S’il y avait trois [vies à gagner] il faudrait jouer [que Dieu est, ( puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de gain et de perte. » Il écrit ailleurs, au sujet de la « guerre » des dogmatiques et des pyrrhoniens, qu’« il faut que chacun prenne parti […] car la neutralité qui est le parti des sages est le plus éminent dogme de la cabale pyrrhonienne ; qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence ; cette neutralité est l’essence de la cabale. » Cela, Goldmann l‘avait vu : « Pascal connaissait la principale objection « dogmatique » au pari, l’affirmation qu’être raisonnable, c’est agir seulement quand on a une science certaine et s’abstenir lorsqu’on est placé devant l’incertain. A cette objection du dogmatisme cartésien Pascal avait répondu : « Oui, mais il faut parier, ce n’est pas volontaire, car vous êtes embarqué. » Certes, on peut refuser tel ou tel pari, on peut refuser de s’embarquer pour un voyage en mer ou de livrer une bataille. « Mais si nous considérons par contre notre vie humaine dans sa totalité, nous sommes effectivement embarqués pour la recherche du bonheur qui est pour Pascal essentielle à la condition humaine comme telle. »

Au sujet du pari Blanchot évoqua ensuite deux objections d’Etienne Souriau : « Est-ce que cette façon de choisir ne sera pas incompatible avec ce Dieu que nous choisissons ? ou, comme le dit Etienne Souriau, « qu’adviendra-t-il si certaines manières d’opter pour l’infini peuvent rendre incapable d’infini ? » L’hypothèse de Souriau n’a rien d’hyperbolique: après tout, « Pascal a répudié la recherche mathématique comme de pure « curiosité » et divertissant du soin du salut. » Blanchot approuve ensuite une autre objection de Souriau, ou plus exactement la condamnation morale que celui-ci prononce contre le Dieu qui proposerait un tel pari : « Davantage : si Dieu est vraiment présent au bout du jeu, n’est-il pas responsable de ce jeu inique qu’il nous oblige à jouer : inique parce qu’il donne une prime énorme à celui qui joue d‘une certaine manière, inique aussi parce qu’il nous force à jouer à croix ou pile son existence incertaine ». Souriau voit en effet dans le pari une « antinomie morale » : « Le douteur sincère peut dire à Dieu : « Tu m’as laissé entièrement libre de choisir, selon mes lumières et ma bonne foi. Et tu me punis de ma sincérité en me privant de ton bonheur […] » Ou s’il s’est incliné devant le raisonnement de Pascal, il aura pu dire : « Je reconnais, dans le jeu inéquitable qu’on m’offre en feignant de laisser libre choix une compulsion à choisir d’une certaine manière, qui est supérieure à mes forces. J’ai la main forcée. […] Mais je m’incline seulement devant le fait du prince, posant une iniquité. » Blanchot crut donc pouvoir en conclure à « la faillite morale du pari ». - On peut au contraire considérer que le Dieu qui proposerait un tel pari n’est pas plus inique que le Patron de la parabole des ouvriers de la onzième heure - le joueur qui offre un pari trop avantageux peut être tout simplement « un généreux qui tient pourtant à laisser une part au libre arbitre du bénéficiaire de son cadeau déguisé ». Quant au douteur sincère, s’il accepte que le raisonnement de Pascal qui devrait le conduire à parier pour l’existence de Dieu est « démonstratif », il devrait reconnaître le diagnostic de Pascal, que son refus de parier vient de ses passions, et qu’il lui propose un remède.

Mais le pari n’est pas la solution définitive du problème que pose la nécessité de choisir, Pascal envisage ensuite une argumentation qui ne fait plus appel à l’intérêt. Blanchot sembla croire qu’il s’agissait de « la correspondance entre la nature paradoxale de l’homme et le contenu paradoxal du christianisme » : « … en cela la religion chrétienne est vraie non pas relativement mais tout à fait. » Blanchot reprenait ici la formulation que donne Goldmann à l’argument tiré du fait que le dogme du péché originel explique les contradictions de la nature humaine. Cependant Pascal a-t-il vraiment cru qu’« en cela » il avait prouvé la vérité de la religion chrétienne ? On peut en douter. Etienne Périer, dans sa Préface, n’écrivit pas que le lecteur devait être convaincu par cet argument mais qu’il ne pouvait plus « après cela demeurer dans l’indifférence », « qu’après cela il se rendrait à toutes les preuves que [l’auteur] apporta ensuite ». De fait, « il est clair que personne ne croira à une religion uniquement parce qu’« elle a bien connu l’homme ». Certes, Pascal écrit qu’« il faut, pour qu’une religion soit vraie, qu’elle ait connu notre nature », seulement il est trop bon logicien pour en déduire que, dès lors qu’elle a bien connu l’homme, elle est vraie. En réalité, il en déduit seulement qu’elle est « vénérable ». On peut même estimer avec Francis Kaplan qu’il ne s’agit là que d’« un argument ad hominem vis-à-vis des honnêtes gens imbus de la lecture de Montaigne. »

Quelles sont donc les preuves que propose Pascal ? Elles sont empiriques : la Bible a prédit des évènements, ces évènements sont arrivés, donc l’inspiration de la Bible est divine. « Pour prouver Jésus-Christ nous avons les prophéties, qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties, étant accomplies et prouvées véritablement par l’événement, [constituent] la preuve de la divinité de Jésus-Christ. En lui et par lui, nous connaissons donc Dieu. » L’originalité de Pascal est là, - non pas, bien entendu, dans le recours à l’argument prophétique, mais dans le fait qu’il ne recourt qu’à elles. Quelques interprètes l’ont vu – Roger-E. Lacombe : « A la différence de ce qu’on peut appeler l’apologétique catholique traditionnelle, aussi bien avant qu’après lui, Pascal n’établit pas d’abord l’existence de Dieu par preuves philosophiques pour montrer ensuite que ce Dieu s’est révélé dans l’histoire Mais il établit directement, par preuves historiques et sans aucune démonstration métaphysique préalable, l’existence du Dieu de la Révélation. » Et récemment Francis Kaplan : « Il n’y a pas de preuves rationnelles, philosophiques, de la religion, il n’y a que des preuves historiques, des preuves de fait. » Goldmann a pu dire avec raison que Pascal fut un penseur dialectique, on l’a vu, mais c’est parce qu’il n’envisagea que la philosophie de l’auteur des Pensées. Mais celui-ci fut aussi dans son Apologie ce qu’il fut en science, un savant qui vérifie des hypothèses. Et d’après lui, ce fut la méthode de la Bible elle-même : il cite longuement le prophète Isaïe qui fait dire à Dieu :« Je l’ai prédit depuis longtemps afin qu’on sût que c’est moi » .

Seulement certaines prophéties sont métaphoriques, « figuratives ». Elles ne sont donc pas absolument convaincantes. Pascal l’admet, « les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants. » Mais c’est alors qu’il recourt à la doctrine du Dieu caché : « Que disent les prophètes de Jésus-Christ ? Qu’il sera évidemment Dieu ? Non : mais qu’il est véritablement un Dieu est caché. » Comme il l’écrivait à Charlotte de Roannez, Dieu est ainsi caché non seulement sous le voile de la nature mais sous celui de l’Incarnation. Mais cette dernière difficulté, Pascal la retourne, comme il en a l’habitude, en preuve : « Reconnaissez donc la vérité de la religion dans l’obscurité de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons […] [car] si Jésus-Christ n’était venu que pour sanctifier, toute l’Ecriture et toutes choses y tendraient, et il serait bien aisé de convaincre les infidèles. Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isaïe, nous ne pouvons convaincre les infidèles et ils ne peuvent nous convaincre, mais par là, nous les convainquons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute sa conduite de part et d’autre .»

La doctrine du Dieu caché constitue ainsi non pas, comme le crut Blanchot, « le principe d’où tout doit partir », mais le dernier argument de la nouvelle apologie de la religion chrétienne : «[Deus absconditus] Et par là je trouve réponse à toutes les objections. »

3

On ne peut évidemment qu’être étonné par l’invraisemblable explication que Goldmann propose de la forme fragmentaire des Pensées. Car d’après lui Pascal n’est que l’un des représentants de « la pensée tragique » - Kant en serait un autre. Or Kant présente sa pensée dans une forme qui est tout sauf fragmentaire. D’autre part, le premier auteur qui ait choisi ce qu’on peut à bon droit appeler une forme fragmentaire – La Bruyère, n’exprime nullement ce que Goldmann appela une pensée tragique. Quant aux Pensées, il est évident que ce sont des fragments parce que l’œuvre que projetait Pascal est restée inachevée en raison de sa maladie et de sa mort. Il suffit de les lire pour constater que certains textes sont très longs, et s’interrompent au milieu d’une phrase – par exemple le célèbre fragment des deux infinis. D’autre part il est visible que « la première partie de l’Apologie […] celle qui concerne la misère de l’homme sans Dieu, a pu être rédigée à peu près en entier par Pascal »tandis que la seconde est beaucoup plus fragmentaire, ce qui prouve que Pascal avait commencé de rédiger son Apologie. Enfin plusieurs fragments attestent que Pascal avait l’intention de la rédiger sous forme de lettres : « Lettre pour porter à rechercher Dieu. », « Dans la Lettre de l’Injustice peut venir la plaisanterie des aînés qui ont tout ». L’Apologie n’aurait donc pas plus été fragmentaire que les Provinciales. D’autres fragments témoignent qu’il envisageait une série de chapitres : « Il faut mettre au chapitre des Fondements ce qui est en celui des Figuratifs touchant la cause des figures » : Pascal a donc pu hésiter sur la forme qu’il donnerait à son Apologie. Mais il n’a hésité qu’entre la forme de la lettre et celle du traité, et il n’y a aucune raison de penser qu’il ait jamais envisagé la forme du fragment.

Cependant Blanchot accepta l’idée de Goldmann : « Quelle forme conviendrait à la pensée tragique ? Une forme paradoxale, dit Lucien Goldmann, et une expression qui ne trouve sa convenance que dans le fragment. » C’est pourquoi « chercher le « vrai » plan des Pensées [serait] une entreprise antipascalienne par excellence. » « Et il est bien vrai qu’on ne saurait lire ce livre sans être gêné par tout plan logique et sans reconnaître pour essentielle la découpure abrupte de ses parties, sans rapport, mais fortement liées en cette absence de rapport qui n’est jamais désordre. Car les Pensées sont aussi, essentiellement, recherche d’un ordre et exigence d’ordre et, à cause de cela, pensées qui ne se satisfont d’aucun plan. »

Pascal Quignard a récemment contesté l’idée de Blanchot : « Je suis loin de penser qu’on puisse soutenir avec beaucoup de jugement, comme le fit Maurice Blanchot, que Pascal « impose l’idée du fragment comme cohérence ». A la mort seule et aux éditions posthumes, et non à la volonté de Blaise Pascal, sont imputables les apparences fragmentaires et singulièrement ordonnées qui se sont saisies de sa pensée. » On doit accorder à Quignard qu’on ne voit pas comment « l’absence de rapport » pourrait n’être « jamais désordre ». Quel est d’autre part le « plan logique » qui a pu gêner la lecture de Blanchot ? On peut supposer qu’il s’agit de l’édition des Pensées que Jacques Chevalier venait de publier dans la Bibliothèque de la Pléïade, où il s’était efforcé de suivre le plan proposé par Filleau de la Chaise, qui serait celui d’une conférence que Pascal donna à Port-Royal et à laquelle Filleau assista. On pourrait alors comprendre que Blanchot ait été gêné par les nombreux illogismes de ce plan. Mais en réalité il soutint que c’est tout plan serait insatisfaisant, et il déclara ailleurs que «l’ordre [qui aurait pu être celui des Pensées] est […] peut-être impensable ». Cependant, c’est l’absence de tout ordre qui est en réalité impensable. Comme le reconnut Goldmann « il est matériellement impossible d’éviter un certain ordre de fait », et il est évident que « les différents ordres de fait ne sont pas d’égale valeur » : personne n’a jamais eu l’idée d’éditer les Pensées dans un « ordre » totalement arbitraire, par exemple en allant du fragment le plus bref au fragment le plus long. Bien plus, Goldmann reconnaît avec Zacharie Tourneur, Paul-Louis Couchoud et Louis Lafuma que la copie qui nous reste des Pensées représente l’ordre des liasses dans lesquelles Pascal, d’après son neveu, classait ses papiers, et constitue par conséquent « un classement des fragments fait par Blaise Pascal lui-même à un certain moment de sa vie », classement d’ailleurs interrompu. Or, c’est dans cette édition que Blanchot lisait, en 1956, les Pensées, et c’est à elle qu’il renvoyait. L’énigme de cette « absence de rapport qui n’est jamais désordre » semble alors pouvoir être résolue : « l’absence de rapport » serait celle des fragments rassemblés dans les liasses sans rapport de continuité les uns avec les autres, l’absence de « désordre » s’expliquerait par le fait que les fragments d’une même liasse semblent tous traiter le même sujet. En réalité, comme l’a pensé Brunschvicg, et comme Quignard le rappelle, ce classement de la copie ne fut pas celui de Pascal lui-même mais celui des éditeurs de Port-Royal, qu’ils tentèrent d’effectuer et, non sans raison, qu’ils abandonnèrent. On comprend alors que Blanchot ait eu l’impression que « les Pensées soit aussi, essentiellement recherche d’un ordre et exigence d’ordre », - et aussi qu’il ait éprouvé un doute à ce sujet, puisqu’il écrit que « l’édition Lafuma […] prétend nous restituer […] le classement des liasses et des dossiers où Pascal classait provisoirement son travail ». Le classement proposé depuis par Francis Kaplan ne donne plus lieu à ces complexes impressions, puisqu’« [il] permet une lecture à peu près continue ».

Mais si Blanchot approuva l’explication que proposa Goldmann de la forme fragmentaire des Pensées, c’est sans doute qu’il approuva son principe - que cette forme était adéquate à la « pensée tragique ». La dernière phrase de son étude pose toutefois la question de sa possibilité : « Mais si telle est l’œuvre tragique [à savoir fragmentaire et paradoxale] […] est-il une seule œuvre tragique ? » Or, c’est à cette époque qu’il commença d’écrire L’Attente l’Oubli, qui est la première de ses œuvres qui relève de ce qu’il a ensuite appelé l’écriture fragmentaire: « Au bout de deux pages et demie, après une entrée en matière narrative relativement classique, [le texte] se rompt et se brise pour céder la place à [un grand nombre de] textes brefs – descriptions, dialogues, notations rapides – qui s’étendent sur deux ou trois paragraphes, parfois quelques lignes à peine, et relèvent à la fois du passé narratif et du présent intemporel, et dont chacun est précédé par un [emblème typographique]… » On est inévitablement tenté de supposer un lien entre la question que pose la note et l’œuvre qu’il commence alors d’écrire.

Blanchot a consacré à « l’écriture fragmentaire » plusieurs essais – « La pensée et l’exigence de discontinuité » , « La parole de fragment », « Nietzsche et l’écriture fragmentaire », etc – et quelques pages du Pas au-delà. Le premier de ces essais date de 1963, celui sur Char de 1964, celui sur Nietzsche de 1966, alors que L’Attente l’Oubli date de 1962. C’est pourquoi Anne-Lise Schulte-Norholt a pu croire que « [la pratique] de l’écriture fragmentaire semble [avoir précédé] la réflexion théorique.» Cependant, dès 1960, préparant la Revue internationale, Blanchot proposa qu’elle soit « faite de fragments (non d’articles) ». Il imagina une rubrique intitulée « Le cours des choses » dont le sens devait être révélé par cette forme fragmentaire : « Il s’agira, dans cette rubrique, d’essayer une forme courte (dans le sens qu’on donne à ce mot dans la musique d’aujourd’hui). Nous voulons dire que chacun des textes non seulement serait court (une demie page à trois ou quatre pages) mais constituerait comme un fragment, n’ayant pas nécessairement tout son sens en lui-même, mais ouvert plutôt sur un sens plus général encore à venir ou bien acceptant l’exigence d’une discontinuité essentielle » Et dans un des articles destinés à cette revue, « Berlin », il fut amené à évoquer cette forme et à s’expliquer sur ce qu’elle signifiait pour lui : « le choix délibéré du fragment n’est pas un retrait sceptique, le renoncement fatigué à un saisie complète, (il pourrait l’être), mais […] l’affirmation que le sens , l’intégralité du sens ne aurait être immédiatement en nous et en ce que nous écrivons mais qu’elle est encore à venir et que, questionnant le sens, nous ne le saisissons que comme devenir et avenir en question .» Eric Hoppenot a donc raison de penser qu’« à l’origine de l’écriture fragmentaire [il y a] le mouvement de l’Histoire » : « La décision de s’engager dans l’écriture fragmentaire va de pair avec un souci de renouer dans la décennie 1958-1968 avec une activité politique […] . [C’est dans le projet d’une Revue internationale que] Blanchot exprime pour la première et la dernière fois la nécessité idéologique de recourir à l’écriture fragmentaire » : « [La] littérature de fragment […] se situe hors du tout, soit parce qu’elle suppose que le tout est déjà réalisé ( toute littérature est une littérature de la fin des temps), soit parce qu’à côté des formes de langage où se construit et se parle le tout, parole du savoir, du travail et du salut, elle pressent une tout autre parole libérant la pensée d’être seulement pensée en vue de l’unité, autrement dit exigeant une discontinuité essentielle… » Mais, à lire ce texte, c’est seulement « le mouvement de l’Histoire » tel que Blanchot la conçoit qui justifie le projet d’une revue « faite de fragments, non d’articles »; et cette conception, c’est celle de l’impossibilité de la synthèse, et c’est là ce qui d’après Goldmann définit la pensée tragique, qui d’après lui « se sépare de la pensée dialectique […] parce qu’affirmant la valeur unique et exclusive de la synthèse, elle nie toute possibilité, non seulement de la réaliser, mais de l’approcher » Blanchot semble exposer Goldmann en écrivant ::« Ce que cherche [la pensée tragique], c’est l’accomplissement de la synthèse qu’elle affirme absolument, mais comme absolument absente .» En réalité, c’est sa propre pensée qu’il exprime. S’il la lui doit, ou du moins s’il retrouve sa pensée dans celle qu’expose Goldmann, il est naturel qu’il adopte l’autre idée qu’il trouve dans le Dieu caché - que le fragment est la forme qui convient à cette pensée. De fait, c’est bien en 1956, dans la note finale de « La Pensée tragique » qu’apparaît la toute première occurrence du concept de fragment : « [A la pensée tragique conviendrait] une expression qui ne trouve sa convenance que dans le fragment. » Et c’est en 1958 que Blanchot publie la première partie de L’Attente l’Oubli . Il est donc difficile de ne pas faire l’hypothèse que la forme de ce livre lui a été suggérée par la lecture de l’ouvrage de Goldmann. Ce qui confirme cette hypothèse, c’est que d’après ce dernier la forme adéquate à la pensée tragique était non seulement fragmentaire mais encore paradoxale : « Paradoxale : cela veut dire que qu’elle porte toujours à l’extrême les affirmations contraires qu’il lui faut maintenir ensemble […] Le paradoxe demande toujours la plus grande clarté dans la plus grade contrariété; les mots sont toujours extrêmement forts et ne sont compris qu’étendu dans toute leur force, entente qui pourtant ne s’impose que comme brisée. » Or, si L’Attente l’Oubli est fragmentaire, ses fragments en sont presque constamment de forme paradoxale. J’ouvre le livre au hasard, choisissant toutefois les textes les plus brefs : « Exprimer cela seulement cela qui peut l’être. Le laisser inexprimé. » « Je voudrais que vous m’aimiez par cela seul qui est impassible et insensible en vous. » « Vous voulez vous séparer de moi ? Mais […] où irez-vous ? Quel est le lieu où vous n’êtes pas séparée de moi ? » « Elle avait mis toute sa foi dans cette chose à laquelle elle ne croyait pas. » Chose remarquable, même les descriptions sont paradoxales. Ainsi : « Toujours la même lumière du matin » ; « Le même jour passait ».

L’hypothèse peut étonner, mais elle me semble légitime : ce fut la justification philosophique qu’en 1954 Lucien Goldmann a proposé de la forme paradoxale et fragmentaire des Pensées de Pascal qui a sans doute décidé Blanchot à adopter la forme qui est celle de L’Attente l’Oubli.

FIN

Ce texte est la première version, ensuite réduite, de l’étude publiée dans Blanchot et la philosophie (Presses universitaires de Paris Ouest, 2010), « Pascal fut-il un penseur dialectique ? »