Maurice Blanchot, Philippe Lacoue-Labarthe et la Shoah
Version complétée en juillet 2024




Il me semble que Blanchot a particulièrement influencé ses contemporains par ses pages sur « Auschwitz ». Cette influence est en tout cas manifeste dans les derniers livres de Philippe Lacoue-Labarthe. En 1987, dans La Fiction du Politique, celui-ci témoigna de son « accord profond avec les pages que Blanchot a{vait] consacrées à mai 1968 dans La Communauté inavouable et dans Michel Foucault tel que je l’imagine », mais il témoigna d’un accord encore plus profond avec les pages que Blanchot avait consacrées à Auschwitz. En 1975, dans un hommage à Bram van Velde, il avait écrit: « L’holocauste, évènement absolu de l’histoire, événement historiquement daté, cette toute-brûlure où toute l’histoire s’est embrasée, ou le mouvement du Sens s’est abîmé, où le don, sans pardon, s’est ruiné, sans donner lieu à rien qui puisse s’affirmer, se nier.. » Le texte fut repris en 1980 dans L’Ecriture du Désastre. En 1984, il réaffirma qu’« un absolu avait été atteint [à Auschwitz].» En 1987, dans La Fiction du Politique, Philippe Lacoue-Labarthe exigea de même qu’on reconnaisse « dans Auschwitz la césure historique de notre temps.»
Dans un texte du Pas au-delà Blanchot avait déjà déclaré que la seconde guerre mondiale avait été « un absolu », en ce sens que ce n’était pas seulement « un événement historique comme les autres […] avec ses causes et ses résultats. » En réalité, Blanchot n’excluait que la considération des circonstances, mais, dans plusieurs textes antérieurs il avait exposé le motif « métaphysique » de la volonté d’exterminer le peuple juif. Certes, celui-ci ne semble pas avoir été pour lui le peuple que Dieu a choisi et avec qui il a conclu une alliance. Il n’en reste pas moins qu’il considérait que le peuple juif incarne des valeurs qui étaient pour lui absolues, d’abord, en 1962, « l’idée d’exode et l’idée d’exil », ensuite, dans les années 1980, ce qu’il appela « l’éthique ». Il put donc se considérer comme « proche du judaïsme », - même s’il n’était proche que du judaïsme tel qu’il le concevait et tel qu’il crut le reconnaître dans les auteurs juifs religieux dont il rendit compte. En 1935 dans un article sur Maïmonide son ami Emmanuel Lévinas avait proposé une conception du judaïsme et de l’antisémitisme : le destin du Juif était « un être- étranger au monde », « une mise en jeu et en question du monde qui semble le contenir ». L’antisémitisme aurait donc été « la révolte de la nature contre la Surnature, l’aspiration du monde à son apothéose. » Blanchot a probablement lu cet article à sa parution - il dira, plus de cinquante plus tard, que « Lévinas [lui] avait appris l’importance et la signification de la Diaspora ». En 1959, après qu’il aie participé à l’hommage rendu à Heidegger à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, il reçut de Guido Schneeberger le texte du « Discours du Rectorat » de 1933 qui lui révéla l’engagement nazi de Heidegger. On dira qu’il ne pouvait l’ignorer, le nazisme de Heidegger ayant défrayé la chronique dès l’époque de la Libération ; il a sûrement lu les articles publiés dans les Temps Modernes, en particulier celui d’Eric Weil. Mais il est probable qu’il n’avait pas touché du doigt la réalité de cet engagement, plus exactement il a alors découvert avec horreur, que le « Discours du Rectorat » parlait la « langue » de L’Etre et le Temps. Il déclara en effet, à la fin d’une note d’un article sur Nietzsche, que ce texte est « à tous égards effrayant, mais d’abord pour cette raison, que destiné à recommander un vote décisif en faveur du national-socialisme, il a mis au service de Hitler le langage même et l’écriture même par lesquels, en un grand moment de l’histoire de la pensée, nous avions été invités à l’interrogation désignée comme la plus haute » En 1987 il le redira : « Les discours de Heidegger en faveur de Hitler durant son rectorat [sont] aussi effrayants par leur forme que par leur contenu car c’est la même écriture et le langage même par lesquels, en un grand moment de la pensée… etc etc » Revenons en 1959. Blanchot s’éloigna alors de Heidegger. Cet éloignement s’exprima en 1961 dans une note pour la « Revue internationale » consacrée au vol de Gagarine : « Certes la technique est dangereuse, mais moins dangereuse que les « génies du lieu ». Il y a peut-être quelque chose à dire contre le paganisme où s’abrite volontiers l’antichristianisme – paganisme heideggerien, paganisme poétique de l’enracinement. » Dans « Heidegger, Gagarine et nous » Lévinas avait saisi l’occasion du même événement pour dénoncer le même « paganisme » heideggerien : « Voilà l’éternelle séduction du paganisme, par-delà l’infantilisme de l’idolâtrie depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde – le judaïsme n’est peut-être que la négation de cela». La même année (1961), dans « Etre Juif » Blanchot exposa une théorie du judaïsme proche de celle de Lévinas, et il en tira une théorie analogue de l’antisémitisme : « L’antisémitisme renverse[rait] en négation toutes les valeurs positives du judaïsme », et ces valeurs seraient « l’exil », « l’exode », « le désert », le déracinement. « Au fond les antisémites […] ne cherchent qu’à se débarrasser de l’exigence métaphysique qui s’est posée à tous par le judaïsme à travers l’existence juive, et c’est pour mieux la supprimer qu’ils veulent la suppression de tous les Juifs. » C’était aussi la théorie de Lévinas, qui dédia Autrement qu’être aux victimes « de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme » - autrement dit l’antisémitisme n’est que la haine de l’autre. En 1984, dans Les Intellectuels en question, Blanchot réfléchissant sur le fascisme, s’interrogea sur la cause de la fascination qu’il exerça. « La démocratie [aurait-elle été] comme usée » ? Mais alors, pourquoi choisir le fascisme plutôt que, par exemple, le communisme ? Blanchot répondit que « ce qui attir[a] dans le fascisme […] [ce fut] l’irrationnel, […] la résurgence brutale de certaines formes du sacré… » Il apparaît vite que Blanchot pensait moins au fascisme qu’au nazisme, - il les distingua aussitôt, regrettant que les intellectuels antifascistes n’aient pas mieux fait cette distinction, qu’ils aient méconnu que « si [Hitler] s’acharne contre le judaïsme et contre les Juifs, c’est que ceux-ci incarnent […] le rejet des mythes, le renoncement aux idoles, la reconnaissance d’un ordre éthique […] Dans le Juif, ce que veut anéantir Hitler, c’est précisément l’homme libéré des mythes. » On peut certes douter que l’antisémitisme d’Hitler ait été cet antijudaïsme, et Blanchot en doute lui-même un instant, reconnaissant que Hitler a pu ne pas en avoir « la claire conscience ». Il le répéta cependant dans sa lettre à Roger Laporte, affirmant à propos de Robert Brasillach que « le monde nouveau où règnerait la force du mythe […] conduisait au rejet forcené du monde sans mythe qu’exprimait l’antique judaïsme. » En 1988, dans une lettre à Salomon Malka, Blanchot réaffirma (en passant) l’hostilité du nazisme non seulement aux Juifs mais au judaïsme : « six millions de juifs qui n’avaient d’autre tort que d’être nés juifs, représentant le judaïsme tout entier qu’on voulait anéantir.» -
« Le rejet des mythes » : cette caractérisation du judaïsme était nouvelle chez Blanchot, ou du moins cette formulation. Elle lui fut peut-être suggérée par Jean-Luc Nancy qui, en 1983, avait caractérisé le nazisme par « la volonté de régénérer la vieille humanité européenne par la résurrection de ses plus anciens mythes. » Cependant l’idée est ancienne. Blanchot la formule en 1937 dans sa recension de Joseph et ses Frères, évoquant « la grande tragédie d’un peuple qui, en pleine mythologie , reçoit soudain de l’un des siens un Dieu sans histoire » : « Le courage métaphysique d’Abraham, acceptant un Dieu dont il ne peut rien dire, au moment où tous les autres racontent merveilleusement leurs dieux, est immense. » : « Dans Humain trop humain, Nietzsche attribue aux efforts des Juifs la victoire d’une vision du monde « plus naturelle […] et en tout cas affranchie des mythes. » D’après Renan « la mythologie pure n’était guère du goût des anciens Hébreux». Blanchot n’a certainement pas lu l’Histoire du Peuple d’Israël, sinon il n’aurait pas répété aussi naïvement que le nom de Dieu est « imprononçable. » Mais contrairement à ce que pensait Renan, il y a dans la Bible des vestiges d’une cosmogonie mythique – l’histoire de la lutte de Dieu contre la mer : « Sous lui s’inclinent les auxiliaires de Rahab. Dans sa puissance il contient la mer Et dans sa sagesse il écrase Rahab. A son souffle le ciel s’éclaircit ; Sa main transperce le Serpent fugitif. » « Qui a fermé la mer avec des portes ? » « S’ils se dérobent à mes yeux au fond de la mer, là je commanderai au Serpent de les mordre. » « N’est-ce pas toi qui a fendu Rahah, transpercé le monstre ? N’est-ce pas toi qui desséchas la mer, les eaux du grand abîme ? » « En ce temps-là, Iahvé touchera de son glaive pesant, grand et fort, Léviathan le serpent fugitif, le serpent tortueux, et il tuera le monstre de la mer. » « C’est toi qui qui domines l’orgueil de la mer et qui calmes la fureur des flots. C’est toi qui a foulé comme un cadavre Rahab. » « C’est toi qui dans ta force a divisé la mer, qui a brisé la tête des monstres dans l’eau, tu as brisé les têtes de Léviathan » « Ne tremblerez-vous pas devant moi qui ai posé le sable pour mettre une limite à la mer, barrière éternelle qu’elle ne franchira point. » Comme l’écrivit Loisy « le monstre est vaincu et tué comme dans le poème chaldéen, pour que les eaux se partagent entre l’océan, source des mers et des fleuves, et le réservoir qui est au-dessus du firmament, la terre étant placée entre deux. ». Racine s’en est souvenu dans Athalie : « Celui qui met un frein à la fureur des flots Sait aussi des méchants arrêter les complots. » (Acte I scène 1 v. 61-62) Cette cosmogonie n’apparaît pas dans la Genèse. On doit donc supposer que les mythes y ont été censurés. En effet, l’idée d’un Créateur unique exclut la possibilité d’un combat originel.- Analysant le récit biblique de la création, Loisy fait remarquer qu’« il paraît presque scientifique par rapport à la mythologie des documents cuuéiformes », et il explique cette apparence par le monothéisme : « Cette différence, il n’est pas besoin de le prouver, ne tient pas à une connaissance plus exacte de la nature, mais à l’idée du Dieu créateur. La puissance de ce Dieu est sans limites : il n’a pas besoin d’attaquer le chaos pour le dominer. » On doit aussi l’idée d’un judaïsme essentiellement rationaliste à plusieurs auteurs, Joseph Salvador (La Loi de Moïse 1822) et James Darmesteter (Les Prophètes d’Israël, 1892). Salvador ajouta à la malédiction de Iahvé la promesse d’un progrès par la connaissance : « comme tous les grands mouvements du monde [la carrière de l’homme] est circulaire, elle [le] ramènera à [son] point de départ dès qu[‘il] aura épuisé tous les fruits de l’arbre de science, qu[‘il] aura acquis l’expérience des âges. Alors la terre pourra lui offrir encore un vaste jardin de délices… » Le sacrifice d’Isaac lui semble fonder le principe d’ « un principe sans lequel l’ordre social ne put s’établir, celui du libre sacrifice de ses intérêts propres, de ses affections les plus intimes à la vérité et à la justice ; à la loi qui doit être leur expression reconnu ; à la liberté qui est leur but…» James Darmsteter réduisit le judaïsme à « l’unité divine et [au] Messianisme », - « ce sont les deux dogmes qui, à l’heure présente, éclairent l’humanité en marche, dans l’ordre de la science et dans l’ordre social, et qui s’appellent, dans la langue moderne, l’un « unité des forces », l’autre « croyance au progrès ». » En 1928 André Spire leur consacra deux chapitres dans Juifs et Demi-Juifs. Blanchot a pu les lire à l’époque et s’en souvenir plus tard.
Lacoue-Labarthe
En 1987, dans La Fiction du Politique dédiée « à Maurice Blanchot » Lacoue-Labarthe réitéra l’affirmation catégorique de celui-ci et en proposa une justification. « Où est la différence incommensurable [qui caractérise] l’Extermination »? Heidegger semble avoir relativisé Auschwitz en en faisant, avec Hiroshima, l’un des exemples du Ge-stell planétaire » : « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps de la mort, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose encore que la fabrication de bombes à hydrogène ». Lacoue-Labarthe jugea cette phrase « scandaleusement insuffisante », non pas parce qu’elle rapporte à la technique l’extermination de masse : « sous cet angle » il estime qu’ « elle est au contraire absolument juste », mais parce qu’elle omet de signaler que pour l’essentiel […] l’extermination de masse fut celle des Juifs et que cela fait une différence incommensurable avec la pratique économico-militaire des blocus ou même l’usage de l’armement nucléaire. » La raison en serait « extrêmement simple » : « L’extermination des Juifs […] est un phénomène qui, pour l’essentiel, ne relève d’aucune logique (politique, économique, sociale, militaire, etc.) autre que spirituelle. » La liste est longue des « modèles historiques de l’Extermination », mais ils « ont ceci tous en commun que, chaque fois […] il y a un enjeu proprement politique, économique, ou militaire, les moyens sont ceux de la lutte armée ou de la répression judiciaire et policière, une loi ou une raison préside à l’opération. » Ainsi les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki semblent avoir eu pour but d’écraser le Japon, ou de prévenir l’intervention de l’URSS contre lui. Lacoue-Labarthe précise que « cela vaut, quelle que soit l’ampleur ou l’énormité des faits, pour la forme stalinienne de la même opération, Cambodge compris. Dans le cas d’Auschwitz, rien de tel. » Pour deux raisons. D’abord « les juifs ne menaçaient pas l’Allemagne comme les Méliens menaçaient la Confédération athénienne, les hérétiques la Chrétienté, les Protestants l’état de droit divin, les Girondins la Révolution ou les koulaks l’établissement du socialisme. » Ensuite, c’est la « deuxième raison » : « Les moyens de l’Extermination n’ont été, en dernière instance, ni militaires ni policiers mais industriels, (c’est pourquoi la phrase de Heidegger est absolument juste). » Ces deux raisons conduisent Lacoue-Labarthe - je ne sais comment -, à affirmer que « dans l’apocalypse d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé. […] S’il est vrai que l’époque est l’accomplissement du nihilisme, alors c’est à Auschwitz que cet accomplissement a eu lieu, sous sa forme informe la plus pure. Dieu est effectivement mort à Auschwitz, en tout cas le Dieu de l’Occident gréco-chrétien, et ce n’est par aucune sorte de hasard que ceux que l’on voulait anéantir étaient les témoins, dans cet Occident-là, d’une autre origine qui y avait été vénérée et pensée – si ce n’est même, , peut-être, d’un autre Dieu, resté libre de sa captation hellénistique et entravant par là-même le progrès de l’accomplissement. C’est pourquoi cet événement, l’Extermination, est à l’égard de l’Occident la terrible révélation de son essence. » Lacoue-Labarthe d’autre part exposa et approuva la conception de Blanchot du judaïsme et de l’antisémitisme : « Maurice Blanchot a raison d’écrire que « les Juifs incarnent (…) le rejet des mythes »… » « La phrase de Blanchot […] atteste l’exacte compréhension de la raison pour laquelle les nazis – et Rosenberg le premier – appelaient à la persécution et à l’élimination des juifs».
En 1987, dans « Penser l’Apocalypse », Blanchot signala l’ouvrage de Lacoue-Labarthe, il en cita la conclusion « apocalyptique » - attribuant à Paul Celan le savoir de cette conclusion : « Celan savait que la Shoah était, face à l’Occident, la révélation de son essence. »
En 1997, citant à nouveau Les Intellectuels en question, Lacoue-Labarthe écrivit que « Blanchot aura été l’un des rares en ce siècle […] à comprendre et à dire […] que c’est la remythologisation qui porte seule la responsabilité du mal. On peut, on doit interroger encore, sans relâche, telle proposition désormais célèbre « […] Dans le juif, dans le « mythe du juif », ce que veut anéantir Hitler, c’est précisément l’homme libéré des mythes» . » Mais Derrida s’opposa alors à la thèse de Blanchot: « Je ne serai jamais prêt à souscrire à un énoncé aussi massif que : le Judaïsme rompt avec le mythe. » Lacoue-Labarthe céda : « Moi non plus, je n’accepte pas cette proposition : « les Juifs … » ou « le Juif » dit-il même. Je ne peux pas dire cela, je l’ai trop entendu […] Je crois […] qu’on ne peut pas imaginer un seul instant une religion […] sans mythe.» il exposa son intention : « Je ne veux pas mettre en cause l’espèce de probité de ce que cherche à faire Maurice Blanchot dans cette sorte d’opération. […] Mais je ne voulais pas faire le geste simple qui consisterait à dire « Blanchot c’est le retour au mythe et il n’a jamais quitté ce terrain » ou « Blanchot c’est l’innocence pure par rapport au mythe et c’est cela qu’il a voulu affirmer ». J’ai voulu dire : sur la question du mythe (…] il y a quelque chose qui se passe chez lui. Lui-même à cette difficulté avec cette question de la fiction, du mythe […]. » Et il précisa enfin qu’il avait voulu rajouter à la citation des « Intellectuels en question » : « Peut-être sans idole, je veux bien le croire, mais sans mythe, certainement pas. » A l’automne de la même année Lacoue-Labarthe revint, dans Lignes, sur son adhésion aux « thèses » de Blanchot : « Je ne souscris pas aveuglément à toutes les thèses de Maurice Blanchot. Quoi que j’aie pu moi-même dire à ce sujet, il y a dix ans, je ne suis pas du tout sûr que, comme l’écrit Blanchot « de l’affaire Dreyfus à Hitler et à Auschwitz, il s’est confirmé que c’est l’antisémitisme […] qui a révélé le plus fortement l’intellectuel à lui-même. » Si, ainsi qu’il l’ajoute presque immédiatement, « l’impératif catégorique […] est devenu celui qu’Adorno a à peu près formulé ainsi : pense et agis de telle manière qu’Auschwitz ne se répète jamais ; ce qui implique que Auschwitz ne soit pas devenu un concept et qu’un absolu a été atteint là… » Lacoue-Labarthe estima que « la protestation intellectuelle n’a pas attendu la moderne formulation de la question juive pour se manifester. » - il pensait au protestantisme : « On considère le protestantisme comme le symptôme, sinon l’agent, de l’effondrement du théologico-politique. La protestation intellectuelle, quant à elle, procède initialement de la rébellion contre le totalitarisme religieux. » Et il indiqua, sans la développer, une réserve philosophique sur « le concept onto-théologique d’« absolu ». »
Examen de l’idée de Maurice Blanchot
« L’holocauste, évènement absolu de l’histoire… » Blanchot n’est parvenu que peu à peu à cette affirmation. Il écrivait en 1971, dans L’Amitié: « …Cet absolu est nommé lorsqu’on prononce les noms d’Auschwitz, Varsovie (le ghetto et la libération de la ville), Treblinka, Dachau, Buchenwald, Neuengamme, Oranienburg, Belsen, Mauthausen, Ravensbruck, et tant d’autres. Ce qui s’est passé là, l’holocauste des Juifs, le génocide contre la Pologne et la formation d’un univers concentrationnaire, est, qu’on en parle ou qu’on n’en parle pas, le fond de la mémoire dans l’intimité de laquelle, désormais, chacun de nous, le plus jeune comme l’homme mûr, apprend à se souvenir et à oublier1.» Et il écrivit, en 1973, dans Le Pas Au-delà : « Que le fait concentrationnaire, l’extermination des Juifs et les camps de la mort où la mort continue son œuvre, soient pour l’histoire un absolu qui a interrompu l’histoire, on doit le dire sans pouvoir rien dire d’autre. Le discours ne peut se développer à partir de là. Ceux qui auraient besoin de preuves n’en recevront pas . » Comme l’a fait remarquer Michel Surya, dans le texte de L’Amitié « l’holocauste des Juifs (comme on disait alors) est placé au même rang que « le génocide contre la Pologne » et « la formation de l’univers concentrationnaire » - « Il est vrai, on ne séparait pas encore exactement […] entre Auschwitz et les autres camps. […] On ne séparait donc exactement entre camps de concentration et camps d’extermination, entre déportation résistancialiste et déportation racialiste. Blanchot pas plus que l’époque, apparemment. » De fait en 1949 Harold Rosenberg reprochait à Sartre de ne peindre que le juif « victime des camps de concentration » ; en 1965, dans les Antimémoires, Malraux, lui non plus ne distinguait pas : « Dachau, Ravensbruck, Auschwitz » C’est encore le cas du texte du Pas Au-delà : « le fait concentrationnaire » et « l’extermination des Juifs » y sont l’un après l’autre nommés mais n’y sont pas clairement distingués : on sait aujourd’hui que « deux-tiers des victimes [de la Shoah] ne sont jamais entrées dans un camp de concentration ». Et même dans L’Ecriture du Désastre, après la page où l’holocauste est seul déclaré « évènement absolu de l’histoire », une autre page compare Auschwitz au Goulag : « Peut-on dire : l’horreur domine à Auschwitz, le non sens au Goulag ? » On peut s’étonner, avec Surya, qu’il soit possible « que ne soit d’aucune façon évoquée « la solution finale » par quoi Auschwitz en effet, et les camps qui ont existé sur le même modèle, explicitement les camps d’extermination, s’exceptent de tous les camps de concentration qui ont existé et existeront en Europe, y compris au Goulag. » Blanchot n’ignorait évidemment pas l’extermination dans les camps nazis : « … l’horreur [domine à Auchwitz], parce que l’extermination sous toutes formes est l’horizon immédiat… » Mais, en 1983, dans Après Coup, Blanchot semble l’avoir oublié, dès lors que derechef il évoqua « ces travaux dérisoires des camps concentrationnaires, quand ceux qui y qui y sont condamnés transportent d’un endroit à l’autre, puis ramènent au point de départ ds montagnes de pierre, […] pour la ruine du travail et des tristes travailleurs. Cela eut lieu à Auschwitz, cela eut lieu au Goulag. » Comme le fait remarquer Surya, « des uns et des autres, camps nazis et camps staliniens, il parle comme de camps de travail.» Au sujet de cette « proximité approximative d’Auschwitz et du Goulag », Surya forme cette hypothèse qu’« elle était assez bien faite pour marquer comment Blanchot était décidé de congédier ses passions politiques passées […]. En faisant comparaître par le même geste (dans la même phrase : « Cela eut lieu à Auschwitz, cela eut lieu au Goulag ») l’excès de ce que chacun d’eux condamnait […] le nazisme, comme « altération » et « excès » de l’antidémocratisme de son passé ancien (les années 30), et le stalinisme, de l’autre, comme « altération » et « excès » du communisme de son passé récent (les années 60 ). » Ce n’est qu’en 1987, après la parution le livre de Lacoue-Labarthe, que Blanchot réaffirma ce qu’il avait déclaré en 1975.
Comment interpréter « l’holocauste, évènement absolu de l’histoire » ? On est tenté d’y voir l’inversion du christianisme, du dogme exposé par le deuxième article du Credo – la Résurrection du Christ est un évènement daté. « Dans le christianisme l’évènement central qui donne un sens à l’histoire est l’incarnation, la passion, la résurrection du Messie. Dans la conception de l’histoire qui s’élabore en des ouvrages toujours plus nombreux, c’est la Shoah. » Ce fragment serait ainsi l’expression de ce qu’Alain Besançon a appelé « religion de la Shoah » : « Il existe un absolu du mal, localisé avec précision dans le temps et l’histoire : c’est le nazisme, on projet d’extermination des juifs et sa mise à exécution. » Le culte mémoriel ignore la relation à Dieu, mais il n’en est pas moins religieux : « Le « sacré » est apporté par la nature absolue, unique, incomparable de la Shoah. C’est donc un sacré négatif. Il est l’absolu du mal. Il ne peut être l’objet que d’une contemplation douloureuse et d’un deuil perpétuel … » Mais, comme on l’a vu, absolu a un autre sens : sans relation, en sorte que l’évènement n’est peut-être absolu qu’en ce qu’il est tel qu’il ruine la continuité de l’histoire : « le mouvement du Sens s[‘y] est abîmé.» Dans un fragment placé à la page précédente, Blanchot évoque « Hegel vivant, dans l’imposture du Sens achevé. » Ici, le « Sens » lui-même se révèlerait une imposture. Avec Hegel, écrivit Engels, « l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité elle-même, et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours. » Avec Auschwitz, l’histoire apparaîtrait de nouveau comme un « enchevêtrement chaotique de violences absurdes ». C’est ce que semble aussi signifier le fragment du Pas au-delà d’après lequel « le fait concentrationnaire, l’extermination des juifs et les camps de la mort […] [sont] pour l’histoire un absolu qui a interrompu l’histoire »
Examen du commentaire de Lacoue-Labarthe
Lacoue-Labarthe déclara « absolument juste » la phrase de Heidegger qui « rapporte à la technique l’extermination de masse» et souligna que « les moyens de l’Extermination [des juifs] n’ont été, en dernière instance, ni militaires ni policiers mais industriels. » Je dois avouer que m’échappe la raison pour laquelle on devrait tant se préoccuper de la nature, artisanale ou industrielle, de l’instrument d’un crime. Je ne vois pas non plus ce qu’il y a d’étonnant à ce que les moyens d’une extermination de masse perpétrée à l’époque industrielle soient de nature industrielle. Cela permet du moins à Lacoue-Labarthe d’incriminer l’Occident, - dès lors qu’il a posé la thèse heideggerienne que « l’époque est celle de l’accomplissement du nihilisme ». Il est alors difficile de ne pas donner raison à Emmanuel Faye jugeant qu’Heidegger dénie ainsi la responsabilité des auteurs de l’extermination. Blanchot, sans dire pourquoi, trouve que la phrase de Heidegger est « un texte terrible qu’on a peine à récrire. » De fait, on peut être stupéfait de voir niée la différence évidente entre le but de l’agriculture motorisée (nourrir les hommes) et celui des chambres à gaz et des bombes atomiques ( les tuer).
Quant à la première raison sur laquelle Lacoue-Labarthe fonde l’originalité absolue de l’extermination des Juifs , elle n’est pas acceptable : « Ils n’étaient pas en 1933 un facteur de dissension sociale (si ce n’est, bien entendu, fantasmatiquement) […] ils ne menaçaient pas l’Allemagne comme […] les koulaks menaçaient l’établissement du socialisme ». Les koulaks ne menaçaient pas l’URSS, mais la réalisation du but des communistes. Autant dire que les Juifs menaçaient le but d’Hitler (un monde sans Juifs). On doit ici reprocher à Lacoue-Labarthe qu’il surestime scandaleusement la rationalité de l’utopie communiste. Pourquoi « l’établissement du socialisme » ne devrait-il pas être jugé aussi fantasmatique que la purification raciale ? De fait l’argument dont Lacoue-Labarthe prétend qu’il ne vaut que pour l’extermination des Juifs vaut en réalité pour les koulaks : « La collectivisation de l’agriculture est irrationnelle en Union Soviétique puisqu’elle entraîne la destruction de la moitié du bétail et la réduction catastrophique des récoltes . » Voulant distinguer « la « science » marxiste » et « la « science » dont se réclamait le national-socialisme », Lacoue-Labarthe reconnut que la première «exigeait peut-être, dans la conception que [Staline] s’en faisait, le Goulag », mais ce fut pour ajouter aussitôt : « mais le Goulag et ses millions de morts n’est pas Auschwitz ». Il oublia de mentionner le génocide perpétré contre l’Ukraine, qui fonde l’idée d’un « certain degré de connaturalité entre le communisme de type bolchevik et le national-socialisme », « deux idéologies » qui se sont « donné pour but de parvenir à une société parfaite en arrachant le principe mauvais qui fait obstacle.» Déjà, le 9 décembre 1951, les Nations-unies votèrent à l’unanimité la Convention internationale sur le génocide, mais « la convention ne concernait pas, par exemple, le massacre des koulaks. »
De même qu’il a surestimé la rationalité de l’utopie communiste, Lacoue-Labarthe a peut-être sous estimé sinon la rationalité, du moins la scientificité du racisme dont se réclama le nazisme. Le racisme a en effet été soutenu par les plus grands biologistes. En 1817, dans Le Règne animal distribué d’après son organisation, Cuvier, le plus grand naturaliste de son temps, affirma non seulement l’inégalité des races mais l’inégalité du « rameau araméen » et du « rameau indien, germain et pelasgique » de la race blanche : et il sembla bien établir un rapport entre ce rameau et la réussite intellectuelle des Européens : « C’est ce grand et respectable rameau de la race caucasique qui a porté le plus loin la philosophie, les sciences et les arts. »Un siècle après, Louis Bolk, l’anatomiste qui a révolutionné la conception de l’origine de l’homme, crut pouvoir fonder le racisme sur sa théorie : « Les différentes races sont inégalement retardées dans leur développement tandis qu’aussi le degré de foetalisation de la forme est bien différent. […] Au sens biologique, la race nègre est d’après le principe de ma théorie, moins « humanisée » que les races européennes, son courant de vie étant moins retardé. Vous apercevrez que je ne suis pas du tout un partisan de la doctrine de l’égalité des races. »
Blanchot et le judaïsme
En 1988 Blanchot se déclara « proche du judaïsme » ainsi que de Lévinas. Derrida souligna « l’abîme » qui sépare Blanchot de Lévinas, des « oppositions frontales ou explosives », par exemple « ce dont « Sade », « Lautréamont » ou « Bataille » représentent au moins la métonymie » et cette opposition n’est pas moins frontale avec le judaïsme. Mais les essais sur Lautréamont et Sade datent de 1949, la déclaration au sujet du judaïsme et l’hommage à Lévinas des années 1980. Comment expliquer cette quasi conversion ? A la même époque Dionys Mascolo, proche de Blanchot, déclara : « Nous nous sommes judaïsés» et il proposa cette explication : « Peut-être cherchions-nous surtout à nous innocenter nous-mêmes, ou à nous placer du moins dans le voisinage d’une sûre innocence : la victime parfaite n’est-elle pas la moins suspecte de complicité ? Ou encore, à nous approprier quelque chose de la lucidité dont il faut bien que bénéficie cette victime idéale, assurément moins sujette à l’erreur. » Michel Surya a proposé une explication plus adéquate au cas particulier que constitue Blanchot : « Sa conversion au judaïsme, (la dernière, la seule réelle certainement selon lui) aurait dès lors ce sens : témoignant de la possibilité d’une sortie in extremis de la politique et de l’histoire au sens […] où le judaïsme n’aurait été sauf (et les Juifs d’Europe avec lui) qu’au prix qu’il s’exceptât d’une histoire qui n’était pas la sienne. » Le judaïsme aurait été « le nom du dernier « refus », non pas d’une forme ou de l’autre de l’histoire, mais de toutes, c’est-à-dire de l’histoire en tant que telle. » Reste le problème que pose l’attention que Blanchot accorda, dès la fin des années 50, à des auteurs juifs presque tous religieux, André Neher, Martin Buber, Gershom Scholem (ce n’est pas un auteur religieux, mais c’est l’historien de la religion juive.) On doit accorder à Eric Hoppenot que « peu de critiques goim ont été à ce point sensibles à la parole biblique et à la tradition juive. » Comment l’expliquer ? Sans doute par le sentiment de devoir une réparation aux survivants de la Shoah. Peut-être aussi par ce que Georg Lukacs a appelé « l’athéisme religieux » que celui-ci a analysé chez Schopenhauer et chez Nietzsche : « Schopenhauer […] fait profession d’athéisme, mais qui chez lui prend un accent singulier : ce n’est pas comme chez les grands matérialistes du XVIIème et XVIIIème siècle la destruction de la religion […] L’athéisme de Schopenhauer amènerait « à détourner de l’athéisme matérialiste les tendances naissantes à l’irréligion pour les aiguiller vers une religiosité sans Dieu, un athéisme religieux. » D’après Lukacs, « la fonction essentielle de l’athéisme religieux de Schopenhauer [consiste à] fournir un succédané de religion à ceux qui ne peuvent plus croire aux religions dogmatiques.» Le judaïsme jouerait chez Blanchot le rôle que joue le bouddhisme chez Schopenhauer.
Cependant, comme on l’a vu, dans plusieurs de ces textes il marquait une distance. Ce n’est plus du tout le cas par exemple, en 1990, dans un texte offert à Derrida, « Grâce (soit rendue) à Jacques Derrida » : Blanchot méditant les premiers chapitres de l’Exode y pousse à l’extrême le respect du judaïsme, rejetant les résultats de l’histoire critique et adoptant l’interprétation des commentateurs religieux. C’est ainsi qu’il assume une lecture naïve du récit de la bataille contre les Amalécites, : « [Moïse est] fatigué quand Amalek fait la guerre aux Hébreux, alors que le récit ne peut être lu naïvement, puisqu’il rapporte l’effet d’une magie : « Lorsque Moïse tenait les mains levées, Israël l’emportait, et quand il les laissait retomber, Amalek l’emportait. » - mais « les mains de Moïse s’alourdissent »…C’est ainsi que Blanchot fait comme si Moïse était l’auteur de l’Exode et du Deutéronome - « Le Deutéronome où Moïse reprendra toute l’histoire en disant je. » Il y ironise sur l’histoire critique : « On dit, analysant le Deutéronome: Moïse n’a pas pu raconter, écrire sa mort (scepticisme critique). Pourquoi non ? Il sait (d’un savoir non élucidé), qu’il meurt par « Dieu » « sur la bouche de Dieu »… » Cela ne répond pas à l’objection contre l’authenticité du Deutéronome : rappelons qu’on y lit qu’« il ne s’est plus levé en Israël de prophète comme Moïse, lui que Iahvé a connu face à face » (XXXIV 10) ; comme l’écrit Spinoza (que Blanchot dédaigne de nommer), « ce témoignage, ce n’est pas Moïse qui a pu se le rendre, ni un autre venu immédiatement après lui ». Et il est impossible d’admettre avec Blanchot que Dieu ait averti Moïse, dès lors que le texte fait allusion à l’époque (non signalée) de sa rédaction, on lirait : Il ne se lèvera plus en Israël de prophète comme Moïse . D’autre part, on lit : « Personne n’a connu sa tombe jusqu’à ce jour » (XXXIV 6): ce jour ne peut être que le jour où le rédacteur écrit cette phrase, cela ne peut être Moïse, qui aurait seulement pu prophétiser à son sujet: « personne ne trouvera jamais sa tombe ». « Sur la bouche de Dieu, dernier, ultime commandement où il y a toute la douceur de la fin » : Blanchot souligne le sens littéral (« sur l’ordre de Dieu , littéralement sur la bouche ») et fait allusion à l’interprétation talmudique de la mort de Moïse dans un « baiser de Dieu ». Enfin, Rachi est pour lui une autorité : « … comme nous le savons par Rachi, en même temps que Moïse entend : « C’est mon nom pour toujours » il nous donne à entendre par un changement de voyelle : « Mon nom doit demeurer caché » - en dépit de la méthode de lecture de Rachi, qui exploite le caractère consonantique de l’écriture hébraïque confondant l’écriture et la langue. C’est cette confusion qui lui fait répéter que le nom de Dieu est « imprononçable ». - C’est sans doute cette adhésion au judaïsme qui conduisit Blanchot à imaginer que l’antisémitisme nazi ne procédait que d’une hostilité au judaïsme, alors qu’il est clair que « si la cause de l’antisémitisme était la religion juive, il aurait suffi que les Juifs se convertissent pour s’y soustraire. Cela avait été le cas de l’antisémitisme chrétien ou musulman, mais non pas de l’antisémitisme racial et, en particulier, de l’antisémitisme nazi. »
Communication du 28 mars 2019 au Colloque « L’Héritage de Maurice Blanchot », revue et complétée Les actes de ce colloque n’ont pas été publiés