LE FRAGMENTAIRE AVANT L’ATTENTE L’OUBLI
C’est en 1958 que Blanchot publia ses premiers écrits fragmentaires.
Le premier est une double chronique de la NRF d’août et septembre 1958 consacrée à Nietzsche, « Nietzsche aujourd’hui » et « Passage de la ligne ». Cette chronique est constituée de deux fois cinq textes, chacun de trois pages en moyenne (sauf la conclusion du premier et l’introduction du premier, d’une page seulement), chacun de ces textes étant séparé des autres par une astérisque, Le deuxième est une chronique de la NRF intitulée « L’étrange et l’étranger », qui parut dans le numéro suivant d’octobre 1958. Elle se présente comme une série de dix textes concernant la poésie, la littérature, la philosophie et les notions qu’annonce le titre. Ces textes sont brefs, le plus court compte onze lignes, le plus long deux pages. Ils sont eux aussi séparés par une astérisque. [L’un de ces fragments est la recension de l’ouvrage d’un critique anglais ]
Surtout, le même mois Blanchot publie « L’Attente » dans Botteghe oscure, Ce texte commence comme un récit, mais celui-ci s’interrompt au bout de deux pages, et lui succèdent vingt-huit textes brefs, deux sortes de textes, les uns, des méditations condensées, ou des dialogues parfois accompagnés du commentaire d’un narrateur, qui s’étendent sur deux ou trois paragraphes, parfois sur quelques pages, les autres, des textes d’une ligne, soit une notation , par exemple : « Toujours la même lumière du matin » ou ce qu’à défaut d’un terme plus adéquat j’appellerai un aphorisme, par exemple : « Les morts ressuscitaient mourants. » Chacun est précédé par un poinçon ou emblème sous forme de rosette à cinq branches. Un an plus tard, Blanchot donna sous le même titre une série de trente-cinq fragments dans un volume d’hommage à Heidegger. Ces fragments reparaîtront dans L’Attente l’Oubli en 1962.
On peut se demander quelles ont été les raisons qui ont soudain déterminé Blanchot à publier ce qu’on peut appeler des fragments, quels ont été les modèles qui ont pu l’incliner à ce mode d’expression, ou dont il s’est distingué.
Or, il se trouve que de 1956 à 1958 Blanchot a publié dans la NRF .de longues études – des articles qui s’étendent sur deux numéros – sur quatre auteurs de fragments : Joubert, Pascal, Simone Weil et Nietzsche. Si ces études d’auteurs de fragments ont immédiatement précédé la publication de ses propres fragments, cela ne peut être un hasard. Je me propose donc d’examiner ce qu’il a pu dire alors à ce sujet
VALERY
Mais d’abord je dois signaler et examiner la toute première étude que Blanchot ait consacrée à un ouvrage de forme fragmentaire, sa recension, en 1942, des Mauvaises Pensées et autres de Paul Valéry. Blanchot y remarque d’abord que les derniers livres de l’auteur de La Soirée avec Monsieur Teste se ressemblent « par le désordre de la composition et le dédain d’une ordonnance significative » : « Ce sont tous plus ou moins des cahiers où il réunit par fragments des essais, de brèves réflexions, les formes de sa pensée lorsqu’elle se montre dans son inachèvement et son travail spontané. Ils ne sont livres que par hasard. » Bien plus, « ils veulent aussi ne pas cacher la fragilité de leur assemblage .» Auparavant, Valéry avait rassemblé dans ses Variété des études « dont quelques-unes étaient amples, d’un développement soutenu, [et] d’une structure décidée », c’était de « petits livres qui se passaient fort bien du livre plus étendu dans lequel ils se retrouvaient par accident. » Mais les publications suivantes sont réellement des ensembles de fragments : « Analecta, Rhumbs, Choses tues et quelques autres se sont laissé faire avec des fragments dont aucun ne pouvait donner l’impression d’un livre en miniature. »
Blanchot propose alors d’expliquer pourquoi Valéry choisit de faire ses livres « d’une discontinuité persistante et de hiatus systématiques ». Pourquoi « ce refus d’une certaine logique du discours » ? D’après Blanchot il serait « inséparable de l’ordre propre à cette pensée », plus exactement à l’objet de la pensée de Valéry qui est la pensée elle-même. Mettons à part les poèmes : « Les pièces de caractère littéraire […] sont marquées par la cohérence qu’appellent les lois de leur développement ». Considérons « les textes d’inspiration plus intellectuelle », par exemple l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci : ils « échappent autant qu’ils le peuvent à une organisation trop précisément calquée sur un ordre analytique ou dialectique. » Certes, ces textes commencent par obéir à une progression méthodique, mais « presque toujours un moment vient où cette tranquille et sûre démarche semble peser à l’esprit qui la conduit, celui-ci s’arrête et bifurque, il se détache de la démonstration et se retourne vers lui-même ; il écarte l’objet qui le faisait attentif pour n’avoir d’attention qu’à cette attention .» Il préfère « à l’ordonnance déterminée d’éléments en vue d’une fin la mise en jeu d’un nombre indéterminé de possibles à propos de cette fin. De là cette indifférence croissante pour tout texte démonstratif […]. Aphorismes, formules, remarques, propos où l’esprit apparaît et meurt, incidents de la vie mentale, […] la réunion de ces « détails » donnent à l’esprit une image plus fidèle à « l’essentiel » que les développements où il est sacrifié à ce qu’il veut dire. »
JOUBERT
Treize ans plus tard, dans une chronique de la NRF Blanchot consacra une étude à Joubert, Exceptionnellement, il ne rendait pas compte d’un ouvrage récent, ni d’un ouvrage récent sur un classique, mais de l’édition des Carnets de Joubert que la veuve d’André Beaunier avait publiée avant la guerre, en 1938. De cette publication émergerait une nouvelle image de Joubert, qui, d’ailleurs, le rapproche de Valéry : « Il n’écrivit jamais un livre, Il se prépara seulement à en écrire un, cherchant avec résolution les conditions qui lui permettraient de l’écrire. » Il aurait été, « par là, l’un des premiers écrivains tout modernes, préférant le centre à la sphère, sacrifiant les résultats à la découverte de leurs conditions. »
Mais cette vérité de Joubert serait restée dissimulée, à cause des premières éditions de ses écrits. C’est pourquoi Blanchot commence par dénoncer les recueils de ce que les éditeurs intitulèrent les Pensées de Joubert qui les classent thématiquement, comme Port-Royal l’avait fait pour présenter les Pensées de Pascal. Et il loue l’édition d’André Beaunier qui restitue leur discontinuité et leur hétérogénéité : « Les précédents éditeurs avaient groupé les réflexions de Joubert .selon un ordre qui les faussait ». Au contraire les Carnets révèleraient « un tout autre Joubert parce qu’il leur a rendu leur caractère journalier, pensées redevenues quotidiennes qui touchent encore à la vie du jour […]. Cette perspective change tout. Autant les nombreux recueils de Pensées de Joubert paraissent affirmer une sagesse précieuse, précautionneuse, mais indifférente, autant les Carnets tels qu’ils furent rédigés au cours de toute une vie et tels qu’ils sont restitués mêlés à ce hasard et à cette passion de la vie s’offrent passionnément à la lecture, nous entraînent par leur mouvement hasardeux vers un but qui ne se découvre qu’à de rares moments, dans la brève déchirure d’une éclaircie. »
Blanchot s’attaque d’autre part à l’histoire littéraire qui classe Joubert avec Chamfort et Vauvenargues, qui en fait donc un auteur de maximes. Ainsi, après la publication des Carnets, Victor Giraud souhaitait la publication de Morceaux choisis tels que « Joubert prendra[it] alors définitivement place […] tout à côté de Chamfort et de Rivarol, entre Vauvenargues et La Bruyère. » Blanchot proteste contre ce qui lui paraît une grave confusion : « [Joubert ne] découvre [sa pensée que] peu à peu », « il [la perd et [l’]obscurcit souvent et […] il ne peut la maintenir plus tard qu’en la transformant en sagesse. C’est pourquoi il est si facile de le confondre avec l’un de ses faiseurs de maximes pour lesquels Nietzsche a aimé notre littérature. » Blanchot, lui, n’aime pas cette littérature et exprime son mépris des moralistes avec qui Joubert serait, d’après lui, confondu : « Joubert n’est ni Chamfort, ni Vauvenargues, ni La Rochefoucauld. Il ne fait pas de bons mots avec de courtes pensées. Il ne monnaye pas une philosophie. Il ne s‘arroge pas, par des formules concises, ce pouvoir abrupt d’affirmer dont les moralistes hautains, sceptiques et amers, se servent pour rendre leur doute catégorique. »
PASCAL
Six mois plus tard, dans une chronique intitulée « La pensée tragique », Blanchot rendit compte du Dieu caché de Lucien Goldmann paru en 1954, un ouvrage qui se présentait comme une « étude de la vision tragique dans les Pensées de Pascal et le théâtre de Racine ».
Blanchot examine uniquement l’interprétation que Goldmann propose de la pensée de Pascal. En deux mots : « L’homme du monde vit dans les nuances, les degrés, le clair obscur, l’enchantement confus ou la médiocrité indécise : le milieu. L ‘homme tragique vit dans la tension extrême entre les contraires, remonte du oui et non confusément mêlé au oui et non clairs et clairement maintenus dans leur opposition. » Par exemple, « [Pascal] ne voit pas l’homme comme un mélange passable de moyennes qualités et d’honnêtes défauts, mais comme une insoutenable rencontre d’extrême grandeur et d’extrême misère »
Or, dans un chapitre de son ouvrage, Goldmann avait soutenu que le paradoxe et le fragment constituaient la forme littéraire adéquate à ce qu’il avait défini comme la pensée tragique
Dans la dernière note de sa recension, Blanchot expose cette idée de Goldmann: « Quelle forme conviendrait à la pensée tragique ? Une forme paradoxale, dit Lucien Goldmann, et une expression qui ne trouve sa convenance que dans le fragment. » - c’est Blanchot qui souligne.
D’abord le paradoxe : « cela veut dire que [cette pensée] porte toujours à l’extrême les affirmations contraires, qu’il lui faut maintenir ensemble »
Ensuite « le fragment ; pour Goldmann, si les Pensées sont demeurées des pensées, c’est que le fragment est la seule forme d’expression convenant à un ouvrage paradoxal, affirmant que l’homme est un être paradoxal, et ne rencontrant la vérité que dans l’obscurité d’un mystère qui est paradoxe. » Goldmann en tire la conclusion que « chercher le vrai plan des Pensées est ] une entreprise antipascalienne par excellence. » Blanchot l’approuve : « Il est bien vrai qu’on ne saurait lire ce livre sans être gêné par tout plan logique, et sans reconnaître pour essentielle la découpure abrupte de ses parties, sans rapport mais fortement liées en cette absence de rapport qui n’est jamais désordre. »
Cette conception détermine la proposition que la Revue internationale (qu’en 1960 il tente de fonder) soit « faite de fragments (non d’articles). » Il imagine une rubrique intitulée « Le Cours des choses » dont le sens devait être révélé par cette forme fragmentaire : « Le choix délibéré du fragment […] [est] l’affirmation, que le sens, l’intégralité du sens, ne saurait être immédiatement en nous mais qu’elle est encore devenir et à venir en question. » On retrouve ici l’affirmation de l’impossibilité de la synthèse qui caractérisait la pensée tragique telle que la concevait Goldmann : une pensée qui « se sépare de la pensée dialectique parce qu’affirmant la valeur unique et exclusive de la synthèse, elle nie toute possibilité […] de l’approcher. » Blanchot récrit cela dans le style qui est le sien : « Ce que cherche [la pensée tragique], c’est l’accomplissement de la synthèse qu’elle affirme absolument, mais comme absolument absente. »
SIMONE WEIL
L’année suivante Blanchot consacra une longue étude à la pensée de Simone Weil.
C’était d’abord l’actualité. En 1947 Gustave Thibon avait tiré des papiers de Simone Weil des pensées rassemblées sous le titre de La Pesanteur et la Grâce. Les Cahiers I, II et III avaient été publiés intégralement en 1951, 1953 et 1956 chez Plon. La plus grande partie de leur contenu avait été aussi publiée chez Gallimard sous le titre de La Connaissance surnaturelle et Ecrits de Londres parus en 1950. « Il va de soi qu’aucun de ces textes n’était destiné tel quel à la publication »
Néanmoins Blanchot ne s’intéressa qu’à ces écrits : il jugea qu’« à l’exception de quelques textes écrits avant son départ de France, il semble qu’elle soit le plus complètement elle-même dans les fragments et les courtes pensées… »
Il n’apprécia pas L’Enracinement : « Quelquefois […] par exemple dans L’Enracinement, […] – l’affirmation se raidit et se durcit jusqu’à devenir un pouvoir vide : la certitude, alors, descend pour nous contraindre sans nous persuader, au lieu de demeurer dans son ciel inaccessible, et ainsi commence l’intolérance de l’esprit. » Il n’apprécia pas non plus ce qu’il appelle des « écrits de circonstance » - c’est-à-dire ses essais complètement rédigés – lesquels, d’après lui, « ont reçu de ces circonstances leur orientation provisoire… »
Pourquoi Blanchot privilégie-t-il ces fragments ? Il ne le dit pas explicitement mais d’une part il constate que Simone Weil s’exprime par des fragments et d’autre part il croit constater que les pensées exprimées dans ces fragments sont contradictoires. « Il y a réponse, et puis réponse, encore, et puis à nouveau réponse, souvent ces réponses ne coïncident pas et même se contrarient (de là le malaise de bien des lecteurs) mais elle les laisse telles quelles, sans paraître renoncer à aucune et encore moins les accorder. » La note sur Pascal suggère que d’après lui cette forme fragmentaire convient à l’expression d’une pensée qui veut maintenir ensemble des affirmations contradictoires. Ce qui est vrai pour Pascal ne doit pas l’être moins pour Simone Weil..
C’est donc surtout une nécessité personnelle qui dicta à Blanchot cette recension. De fait, plusieurs passages de la section finale de son commentaire qui concerne l’attention sont presque textuellement repris dans L’Attente l’Oubli et en constituent des « fragments » En voici quelques exemples, et la source de ces fragments peut contribuer à les éclairer :
L’Attente l’Oubli : « L’attention attend. Il ne sait pas si cette attente est la sienne, séparée de lui et attendant hors de lui Il demeure seulement avec elle. -. … »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : « L’attention est impersonnelle. Dans l’attention, ce n’est pas moi qui suis attentif, mais […] l’attention m’a toujours détaché de moi et me rend libre pour l’attention que je deviens pendant un instant. »
L’Attente L’Oubli : « L’attente seule donne l’attention. Le temps vide, sans projet, est l’attente qui donne l’attention. »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : « Le malheur a rapport au temps. Par le malheur, nous endurons le temps « pur », sans évènement, sans projet et sans possibilité […]L’attention est ce même rapport au temps L’attention est l’attente… »
L’Attente L’Oubli : « L’attention est désoeuvrée et inhabitée. Vide, elle est la clarté du vide. »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : « L’attention moyenne et personnelle organise autour de l’objet d’attention tout ce que l’on sait et tout ce que l’on voit, tout le paysage intérieur et extérieur, lequel semble sortir de l’objet, s’enrichissant de lui et l’enrichissant. L’attention est donc moyenne et elle reste un moyen. L’autre attention est comme désoeuvrée et inoccupée. Elle est toujours vide et elle est la clarté du vide. »
L’Attente l’Oubli : « L’attention que l’attente rassemble en lui n’est pas destinée à obtenir la réalisation de ce qu’il attend mais à laisser s’écarter par la seule attente toutes les choses réalisables, approche de l’irréalisable. – L’attente seule donne l’attention. Le temps vide, sans projet, est l’attente qui donne l’attention… »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : « L’attention est l’attente : non pas l’effort, l’attention, la mobilisation du savoir autour de quelque chose dont on se préoccuperait. L’attention attend. Elle attend sans précipitation, en laissant vide ce qui est vide et en évitant que notre hâte, notre désir impatient et, plus encore, notre horreur du vide ne la comblent prématurément. »
L’Attente L’Oubli : « Le mystère est le centre de l’attention, lorsque l’attention, étant égale et l’égalité parfaite d’elle-même, est l’absence de tout centre. »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : : « Dans l’attention impersonnelle disparaît le centre d’attention, le point central autour duquel se distribuent la perspective, la vue et l’ordre de ce qui est à voir intérieurement et extérieurement. » « … l’essence du mystère est d’être toujours en-deçà de l’attention lorsque celle-ci, étant égale et l’égalité parfaite d’elle-même, est l’absence de tout centre : donc, hors de toute régularité. »
L’Attente l’Oubli : « Le mystère n’est rien, pas même en tant que rien mystérieux. »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : « Si on évoque cette pensée qui ne se laisse pas penser et qui est toujours réservée par la pensée et comme une non-pensée en elle, si on l’appelle mystère (mais le mystère n’est rien, même en tant que rien mystérieux), on pourra dire que l’essence du mystère est d’être toujours en-deçà d l’attention. »
L’Attente L’Oubli : « L’attention, accueil de ce qui échappe à l’attention, ouverture sur l’inattendu, attente qui est l’inattendu de toute attente. »
Cf. « Simone Weil et la certitude » : « L’attention est l’accueil de ce qui échappe à l’attention, ouvert sur l’inattendu, attente qui est l’inattendu de toute attente. »
Blanchot reconnaît que « Simone Weil ne s’exprime pas tout à fait ainsi. Mais [il] ne croit pas déformer sa pensée en [se] servant de ce langage. Voici ce qu’elle écrit : « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet. A maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher… »
NIETZSCHE
Ce ne l’est pas moins pour Nietzsche. Dans « Nietzsche aujourd’hui », une chronique d’août 1958, Blanchot rendit compte de la nouvelle édition des œuvres de Nietzsche qu’en Allemagne Karl Schlechta venait de publier en 1956. Il loua ce dernier d’avoir démontré la falsification qui était à la base de l’édition de La Volonté de Puissance ? « La] préoccupation [sa sœur ] était de faire de Nietzsche un vrai philosophe au sens courant et d’enrichir son œuvre d’un ouvrage central où seraient venues prendre place, dans une organisation systématique, toutes ses affirmations positives. Comme cet ouvrage n’existait pas, elle se servit d’un titre et d’un plan – choisi parmi es dizaines d’autres, et dans ce cadre, pria ses collaborateurs de déverser, pour ainsi dire au hasard, la masse des notes posthumes. » Bref, « nous sommes en présence de notes fortuites dont personne n’a le droit de faire un ensemble. » Par conséquent « la seule méthode de présentation honnête consiste à supprimer l’ordonnance systématique inventée par les précédents éditeurs et à revenir à la situation des manuscrits en suivant l’ordre des manuscrits. » Blanchot loue donc Schlechta de l’avoir fait, comme il avait loué Beaunier de supprimer les classifications thématiques des Pensées de Joubert.
Mais comment cette falsification a-t-elle été possible ? Blanchot l’explique par « ce préjugé, qui veut qu’il n’y ait pas de grand philosophe sans une grande œuvre systématique. » « [Elizabeth Foerster-Nietzsche eût voulu trouver [la pensée de son frère] exprimée dans un bon ouvrage solide plutôt que dans ces livres rendus frivoles à ses yeux rendu frivoles à ses yeux par leur forme trop littéraire. » A vrai dire, et c’est l’excuse de sa sœur, « Nietzsche [lui-même] a, parfois, lui aussi, cédé au préjugé commun et comme s’il avait souffert de cette nature aphoristique qui était l’une de ses originalités essentielles, semble avoir été tenté, dans les années où il voulait se faire mieux entendre, de s’exprimer dans un langage plus traditionnel et dans une forme systématique. »
Bien plus, c’est d’après Blanchot la forme de cet ouvrage qui aurait fait le succès de la pensée de Nietzsche – « c’est précisément parce que [cet ouvrage n’était pas de Nietzsche] qu’il a conduit au succès des affirmations que la forme plus grossière rendaient plus accessibles. »
Schlechta. avait d’autre part déclaré « prendre au sérieux [le] mode d’expression spécifique [de l’auteur d’Humain trop humain]. » Blanchot l’approuve : « La manière de penser et d’écrire de Nietzsche [a été] essentiellement aphoristique »,
Mais en quoi la forme aphoristique des ouvrages de Nietzsche est-elle « essentielle » ? Est-ce qu’elle conviendrait à sa pensée, comme le pensent certains de ses interprètes actuels? Blanchot ne le dit pas.
Cependant, il dit de cette pensée ce qu’il a dit de celle de Pascal et de celle de Simone Weil : elle serait fondamentalement contradictoire, plus exactement elle assumerait la contradiction. Il invoque à ce sujet l’autorité de Karl Jaspers : « Se contredire est le mouvement essentiel de sa pensée : chaque fois qu’elle affirme, l’affirmation doit être mise en rapport avec l’affirmation opposée ; le point décisif de toutes ses certitudes passe par la contestation, » « Maintenir l’exigence du tout qui est constamment présent, bien que constamment dissous par les contradictions. Ne jamais concevoir ce tout comme un système, mais comme une question et comme l’élan de la recherche dans l’élan du vrai, unie à la critique de tout ce qui a pu être acquis au cours de la recherche »
Mais contre toute attente, Blanchot ne met pas cette « dialectique » en rapport avec l’expression aphoristique de Nietzsche.
D I S C U S S I O N
Je pense qu’il faut distinguer le cas des écrivains qui ne s’expriment, essentiellement, que par des fragments, et celui de ceux chez qui le fragment n’est qu’accidentel - on publie les brouillons d’un mort qui, s’il avait survécu, aurait rédigé un texte continu.
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Joubert, Nietzsche, Valéry me semblent relever du premier cas.
Joubert en effet n’a rien écrit d’autre que des « pensées, des jugements et des notations »
Valéry, à partir d’une certaine époque, n’a rien écrit en prose que ses Cahiers. Et à part des pièces de circonstances, il a publié plusieurs recueils de fragments tirés de ses Cahiers.
De même Nietzsche, à partir d’Humain trop humain, n’a publié que des recueils de fragments, à l’exception, et encore, d’Ainsi parlait Zarathoustra et de la Généalogie de la Morale. « M. Schlechta a écrit là-dessus les remarques les plus justes : Nietzsche avait une plénitude presque infinie d’idées précisées, éparées et rigoureusement formulables, dont chacune, à la manière d’un petit organisme, était vivante. L’unité très lâche de toutes ses pensées était la secrète intention d’ensemble qui, en Nietzsche seul, restait toujours présente… »
L’écriture fragmentaire de Blanchot ne relève pas, me semble-t-il, de ce type, parce que l’un des traits caractéristiques des fragments de Joubert, de Valéry et de Nietzsche est la diversité des sujets, leur hétérogénéité. Le texte de Blanchot est au contraire on ne peut plus homogène.
Paradoxalement, les modèles de l‘écriture fragmentaire de Blanchot - les Pensées de Pascal et certaines pensées de Simone Weil - sont des textes qui, contrairement à ce qu’il croit, ne sont des fragments que par accident.
Les Pensées de Pascal
Pascal Quignard, dans un essai où il exprime sa Gêne technique à l’égard du Fragment, a vivement contesté l’idée de Blanchot d’après laquelle les Pensées de Pascal n’étaient pas fragmentaires par accident : « Je suis loin de penser qu’on puisse soutenir avec beaucoup de jugement, comme le fit Maurice Blanchot que Pascal impose l’idée de fragment comme cohérence ». A la mort seule sont imputables les apparences fragmentaires de sa pensée »
On ne peut d’ailleurs qu’être étonné devant une idée contraire à tant de faits.
Une section entière de l’édition Brunschvicg des Pensées réunit des brouillons de ce qui aurait dû devenir la Dix-Huitième Provinciale. Dès lors pourquoi ne pas admettre que les autres pensées sont les brouillons de ce qui aurait dû devenir des chapitres de l’Apologie ?
Il suffit de les lire pour constater que certains textes des Pensées sont très longs, et s’interrompent au milieu d’une phrase – par exemple la célèbre pensée des deux infinis : ces interruptions ne sont évidemment pas volontaires
D’autre part tous ses éditeurs ont pu remarquer que la première partie de l’Apologie, celle qui concerne la « Misère de l’homme sans Dieu », a pu être rédigée à peu près en entier, tandis que la seconde est beaucoup plus fragmentaire, ce qui prouve que Pascal avait commencé de rédiger son Apologie et de la rédiger dans une forme continue.
Enfin plusieurs fragments attestent que Pascal avait l’intention de la rédiger sous forme de lettres, analogues aux Lettres Provinciales : « Lettre pour porter à rechercher Dieu. » « Dans la Lettre sur l’Injustice peut venir la plaisanterie des aînés qui ont tout. » D’autres fragments témoignent qu’il envisageait une série de chapitres : « Il faut mettre au chapitre des Fondements ce qui est en celui des Figuratifs touchant la cause des figures. » Pascal a donc hésité sur la forme qu’il donnerait à son Apologie, mais il n’a hésité qu’entre la forme de la Lettre et celle du Traité, et il y a beaucoup de raisons de penser qu’il n’a jamais envisagé la forme du fragment.
Par ailleurs il faut accorder à Quignard qu’on ne voit pas comment « l’absence de rapport » pourrait « n’être jamais désordre ». Quel est enfin le plan logique qui a pu gêner Blanchot ? On peut supposer que c’est l’édition des Pensées que Jacques Chevalier venait de publier dans la Bibliothèque de la Pleïade où il s’était efforcé de suivre le plan jadis proposé par Filleau de la Chaise, qui l’aurait tenu de Pascal lui-même, puisqu’il avait assisté à une conférence où celui-ci aurait exposé son « dessein ». On pourrait alors comprendre que Blanchot ait été gêné par les nombreux illogismes de ce plan. Mais en réalité c’est selon lui tout plan, quel qu’il soit, qui serait insatisfaisant, et au cours de l’étude il déclare incidemment que « l’ordre [qui aurait pu être celui des Pensées] est […] peut-être impensable. » Cependant, c’est plutôt l’absence de tout ordre qui est impensable. Car comme le reconnut Goldmann lui-même, « « il est matériellement impossible d’éviter un certain ordre de fait ». et il est évident que les différents ordres de fait ne sont pas d’égale valeur. Personne n’a eu l’idée d’éditer les pensées dans un ordre totalement arbitraire, en allant, par exemple, de la pensée la plus courte à la pensée la plus longue
Bien plus, Goldmann crut devoir reconnaître, avec Zacharie Tourneur, Paul-Louis Couchoud et Louis Lafuma que la copie qui nous reste des Pensées représenterait l’ordre des liasses dans lesquelles Pascal, d’après son neveu, classait ses papiers, et constituerait par conséquent « un classement des fragments fait par Pascal lui-même à un certain moment de sa vie », classement d’ailleurs interrompu.
Or c’est dans l’édition Lafuma que Blanchot, en 1955, lisait les Pensées, et c’est à elle qu’il renvoyait.
L’énigme de cette « absence de rapport qui n’est jamais désordre » semble donc pouvoir être résolue : « l’absence de rapport » serait celle des fragments rassemblés dans les liasses sans rapport de continuité les uns avec les autres, l’absence de « désordre » s’expliquerait par le fait que les fragments d’une même liasse semblent tous traiter le même sujet. Car, comme l’a pensé Léon Brunschvicg et comme Quignard l’a rappelé, ce classement de la copie ne fut pas opéré par Pascal lui-même mais par les éditeurs de Port-Royal : ils tentèrent d’effectuer un classement et y renoncèrent ensuite. On comprend alors que Blanchot ait eu l’impression que les Pensées soient « essentiellement recherche d’un ordre et exigence d’ordre », et aussi qu’il ait éprouvé un doute à ce sujet, puisqu’il écrit que « l’édition Lafuma nous restitue […] le classement des liasses et des dossiers où Pascal classait provisoirement son travail. »
Les Cahiers de Simone Weil
Quant à Simone Weil, ce sont sans aucun doute les circonstances de la guerre qui expliquent qu’elle n’ait pas publié les essais dont ses Cahiers sont parfois les notes préparatoires. Rappelons qu’elle a écrit plusieurs essais : « L’Iliade ou le Poème de la Force », qui a failli paraître dans la Nouvelle Revue française, « Les Trois Fils de Noé », etc. Dans ce dernier essai, une paragraphe sur « les Juifs, poison du déracinement » reprend un fragment isolé des Cahiers
Blanchot répondrait, à juste titre, que « le livre qu’elle projetait et dont le bref récit mystique, intitulé « Prologue », aurait constitué le début, eût été, semble-t-il, un livre de pensées [fragmentaires]. » (« Commencement du livre (le livre qui contiendrait ces pensées et beaucoup d’autres). -. Il entra dans ma chambre… […] Suit une masse non ordonnée de fragments) »
Cependant, admettons que Simone Weil ait eu l’intention de publier des fragments. Croira-t-on qu’elle eût alors laissé « telles quelles » ses différentes réponses aux questions qu’elle se posait ? Il me semble naturel, lorsqu’on se pose une question, d’hésiter entre plusieurs réponses, et lorsqu’on écrit pour soi, on n’a aucune raison de tenter d’accorder les réponses différentes entre lesquelles on hésite. Or Simone Weil écrivait ses Cahiers pour elle-même. Il n’y a donc aucune raison de lui attribuer une pensée plus ou moins proche de ce que Blanchot appelle « la pensée tragique ».
CONCLUSION
Blanchot s’est manifestement trompé, mais cette erreur témoigne de la puissance de l’idée qui s’est emparée de son esprit. :
L’existence de ce que les psychologues appellent une projection me semble évidente dans deux textes .
Dans un essai de 1964 sur la « parole de fragment » de René Char, il attribue à l’auteur de la Parole en Archipel, contre toute vraisemblance, le dépassement de la pensée tragique de Pascal : « Ce qu’il nous appelle à dépasser, c’est le faux bonheur de l’ambigüité scintillante, puis à dépasser le tourment de la contrariété qui oppose termes à termes, mais non pas pour en venir à la totalité où le pour et le contre se réconcilient ou se fonde, mais pour nous rendre responsable de l’irréductible Différence. » Manifestement, c’est son propre parcours que Blanchot décrit.
Il semble qu’il se définisse aussi lui-même dans un texte de 1958 où il fait allusion à Simone Weil. En effet, dans son essai sur celle-ci, il avait noté que « ce qui surprend, dans [ce] discours [de Simone Weil], parmi bien d’autres traits, c’[était] la qualité de l’affirmation […] dans ses notes, ses questions sont rares, les doutes sont presque inconnus. […] Il semble qu’elle se réponde d’abord, comme si la réponse était toujours première… » Un instant Blanchot évoque la possibilité que Simone Weil ait reçu d’Alain « cette façon de penser et de cheminer […] en affirmant et en se tenant fermement et sans fléchir à ce mouvement de l’affirmation… » Or, un an plus tard, dans « L’étrange et l’étranger », Blanchot évoque à nouveau « l’affirmation d’Alain », cette « décision abrupte [...] qui rompt aussitôt… » Il forme alors l’idée « d’un écrivain en qui l’affirmation et l’interrogation seraient essentiellement unies ». Comment est-ce possible ? « Apparemment il ne fait rien qu’affirmer, cette affirmation ne se développe pas en un progrès logique, elle refuse même ce développement cohérent, chaque affirmation est comme posée l’une à côté de l’autre [. M]ais l’ensemble tourne autour d’un même point… » Il me semble que l’idée que Blanchot se forme de cet écrivain est proche de celle qu’il se fait de Simone Weil. Ce qui indique qu’il pense à elle, c’est qu’il évoque aussitôt la pensée mystique – pour s’en séparer : « Une doctrine sera dite mystique si elle prétend que ce point central […] de la pensée peut être atteint par une expérience immédiate ou directe. » Et du coup, me semble-t-il, il définit par opposition sa propre pensée, son cheminement à lui : « La pensée est fondamentalement opposée à une telle expérience, qui n’a pas de valeur pour elle. La pensée est elle-même et pour elle-même, et le point central ne peut jamais être trouvé à la manière d’un trésor… »
Quoi qu’il en soit de cette différence, Blanchot me semble définir l’écrivain fragmentaire qu’il va devenir lorsqu’il dit de l’écrivain qu’il imagine qu’il ne fait rien qu’affirmer, qu’il refuse tout développement logique, mais que ces affirmations successives tournent autour d’un même point qu’il ne peut affirmer : « [Sa] pensée serait affirmative, si elle pouvait affirmer ce point central […] mais elle ne peut que tourner autour de ce qu’elle n’affirme pas, et surtout elle le meut et le change par les variations nécessaires de son questionnement… ». Je ne puis pas ne pas reconnaître que si suggestive qu’elle soit il n’y a là qu’une image et que je n’aperçois pas le concept qui correspond à ce « point » autour duquel « tourneraient » des affirmations
Communication à la journée d’études « Entre la littérature et la philosophie l’écriture fragmentaire de Maurice Blanchot », organisée par Eric Hoppenot et Hugues Choplin, en octobre 2010