LE CONCEPT MANQUANT La solution de Francis Kaplan au problème de la finalité biologique
Francis Kaplan a proposé une solution au problème que pose la finalité biologique. Il y parvient au terme de l’examen critique de toutes les autres solutions, chacune, sauf évidemment la première, produite à la suite de la réfutation de la précédente.
I
Kaplan commence par définir l’être vivant. C’est d’abord « un ensemble qui n’est pas un agrégat mais une totalité » mais cette totalité est « celle de moyens en vue d’une fin ». Cette finalité ou encore l’organisation caractérisent si bien les êtres vivants qu’on les a longtemps appelés les êtres organisés. Ainsi Aristote comparait l’animal à un automate : « Les animaux ont en effet des outils (organon) du même genre », et telle est l’origine de la notion d’organe.
Or la finalité semble le fait de l’intelligence, et l’intelligence ne va pas sans la conscience. Mais de la conscience de qui s’agit-il ?
D’après le sens commun, il s’agit de la conscience de l’être vivant lui-même. On dit en effet d’un tel être qu’il se développe, alors qu’un automate est le produit du travail d’un ingénieur. Une machine abîmée doit être réparée par un mécanicien, alors qu’un organe lésé cicatrise, c’est-à-dire se répare lui-même. La vie est donc définie par une finalité qui s’explique par la conscience de l’être vivant.
II
Une telle conception n’a été assumée que rarement. Elle l’a été, tardivement, par un naturaliste, Lamarck, et par un philosophe contemporain, Ruyer.
Lamarck a expliqué l’adaptation de l’organisme de l’être vivant par l’effort de son « sentiment intérieur ». Par exemple, « le sentiment intérieur [des ruminants], par ses efforts, dirige plus fortement les fluides vers le vertex de leur tête et il s’y fait une sécrétion de matière cornée [...] de là l’origine des cornes ».
Bergson et Ruyer ont approuvé les lamarckiens « de recourir à une cause d’ordre psychologique pour expliquer l’évolution » mais ils ont critiqué « l’idée d’une accumulation d’efforts individuels comme cause dernière ». Kaplan admet avec les biologistes que le mécanisme de l’action de la conscience ne soit pas celui décrit par Lamarck et préfère considérer « la logique de la thèse, c’est-à-dire celle de Ruyer ».
Ruyer est en effet le philosophe qui a le mieux défendu cette conception: il fait remarquer qu’il n’y a pas une différence essentielle entre une activité organique qui se passe « en circuit interne », n’empruntant au milieu extérieur que les matériaux fournis par l’alimentation, et une activité technique en « circuit externe » par rapport à l'organisme. Ainsi, lorsque ma vision n’est pas nette, je peux « accommoder », c’est-à-dire modifier la forme de mes globes oculaires (activité organique) ou fabriquer des lentilles que je placerai devant mes yeux (activité technique). Certes la conscience n’est pas la même dans les deux cas : dans l’un, c’est une conscience tournée vers le monde, dans l’autre, c’est une conscience tournée vers le dedans : « Le psychisme primaire n'est inconscient que dans le sens précis de « dépourvu d’images intentionnelles tournées vers le monde ». Il est, lui, tourné vers le dedans, et non pas, comme l’activité psychique des animaux supérieurs, vers le milieu extérieur ».
Kalan objecte à la théorie de Ruyer qu’elle est fondée sur une comparaison de la conscience de l’organisme avec notre conscience qui n’est pas tenable. Car, d’abord, comment expliquer la disproportion entre l’intelligence de cette conscience et la nôtre ? La première est surhumaine, puisque l’intelligence humaine est incapable d’inventer l’être vivant le plus simple ; que dire alors de la disproportion de la conscience en circuit interne et de la conscience en circuit externe d'un mollusque ? Ensuite, si on peut comparer le cristallin à une lentille, on n’en peut conclure l’existence d’une intelligence de l’être vivant semblable à l’intelligence humaine. Car l’homme n’a pu fabriquer une lentille que grâce à une connaissance des lois de l’optique apprise par l’expérience du monde extérieur. Comment la conscience de l’être vivant aurait-elle pu inventer l’œil sans une connaissance que seul cet œil a rendu possible ?
Ruyer est conscient de ces difficultés. Il reconnaît que la disproportion de l’intelligence de la conscience en circuit interne et de celle de la conscience en circuit externe constitue un obstacle à l'adoption de son hypothèse : « Les progrès lents et pénibles du psychisme secondaire dans la série animale ont beaucoup contribué à l’illusion qu’à la base, dans l’organique pur, dans l’organique incapable de comportement externe, le psychisme était à l’état zéro ». Mais cette illusion, il croit pouvoir la dissiper : « Une troupe qui aurait un service d’éclaireurs mal fait aurait un comportement défectueux à l’égard de ses adversaires mais il serait absurde d’en conclure que la vie de la troupe en elle-même serait de nature non psychique ».
Kaplan ne se satisfait pas de cette réponse. On peut admettre une troupe de soldats intelligents avec des éclaireurs stupides, parce qu’on entend par éclaireurs stupides des gens sans doute moins intelligents que les autres mais non pas complètement dénués d’intelligence, on ne saurait concevoir une troupe de soldats intelligents avec un service d’éclaireurs si stupides qu’ils seraient incapables, par exemple, de parler. Or la disproportion serait pire entre l’intelligence de la conscience en circuit interne du mollusque et l’intelligence de sa conscience en circuit externe.
Ruyer n’est pas moins conscient de la seconde difficulté : « La mémoire organique se rappelle non seulement qu'il y a des poumons à fabriquer, mais qu'il y a de l'air à utiliser, ce qui semble impliquer un élément étrangement représentatif [du monde extérieur] ». « Les phénomènes de mimétisme obligent même à supposer que le potentiel créateur d'une espèce est capable de tenir compte de situations accidentelles. Les espèces de papillons qui miment pour leur protection une autre espèce non comestible ou une feuille rongée par des champignons semblent avoir eu l'image, au sens propre du mot, d'un phénomène du monde extérieur ». Ruyer croit résoudre cette difficulté : « Ces images du monde que semble impliquer la forme organique sont, dans la plupart des cas, d'un ordre très général. En règle générale la mémoire organique paraît pouvoir se passer de toute image précise du milieu ». Mais aucune explication n'est donnée des exceptions à cette règle. Et surtout la « règle générale » reste incompréhensible.
Kaplan adresse une autre objection à Ruyer et à « ceux qui expliquent la vie par la conscience de l’organisme » : « Peut-il y avoir une conscience sans objet » et, sinon, « quel est l’objet de la conscience en circuit externe ? » Ce ne peut être l’organisme, « puisque c’est la conscience qui invente l’organisme ». Certes, dès lors qu’on tient compte de l’évolution, la conscience ne préexiste pas à l’organisme, mais au nouvel organe qu’elle invente. L’organisme serait donc bien son objet. Mais, demande Kaplan, « qu’en est-il du premier être vivant ? » Pour celui-ci, la conscience semble bien préexister à l’organisme – « à moins de refuser une coupure entre la matière et la vie, et d’attribuer la conscience aussi à la matière d’où est née la vie. […] Mais [alors] par quoi se manifeste la conscience de la matière non vivante et pourquoi toute la matière non vivante est-elle devenue vivante ? »
III
Si la finalité implique la conscience et s’il n'est pas possible que ce soit la conscience de l’être vivant, puisqu’on se demande comment cette conscience a pu connaître le monde extérieur, et comment elle est assez intelligente pour produire une machine qui se reproduit et se développe elle-même, l’idée s’impose alors que c’est Dieu.
Telle est, par exemple, la conception de Descartes, qui considère le corps d’un animal « comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes ». Encore faudrait-il avoir la preuve de l'existence de Dieu. Mais la finalité biologique ne constituerait-elle pas la meilleure des preuves ? C’est ce qu’ont pensé aussi bien Bossuet que Voltaire : « Tout ce qui est fait pour une fin présuppose une intelligence qui la conduise. [Or] on sait assez à quel usage sont destinés le cœur, le cerveau, les bras et les jambes. Mais toutes ces choses, qui sont conduites à des fins si raisonnables, agissent à l'aveugle, sans savoir pourquoi elles sont. Il y a donc autre chose qui les a faites et qui les a ordonnées, c'est-à-dire Dieu ». -Aujourd’hui, certains biologistes recommandent de revenir à cette conception : « Toute machine ne suppose-t-elle pas un constructeur, un Ingénieur ? […] Il nous faut revenir à l’Ingénieur […] il faudrait admettre carrément ce qui nous crève les yeux : les subtiles machines de la vie ont un but, elles ont un Constructeur qui nous a construits nous-mêmes ».
Mais cette théorie ne va pas elle-même sans des difficultés bien connues : à la preuve « physico-théologique » Kant a objecté qu’on ne peut observer une finalité si parfaite qu’elle ne puisse s’expliquer que par une cause toute-puissante. Non seulement on ne constate pas une perfection suffisante, mais on constate dans ces machines de telles imperfections qu’elles excluent l’idée que Dieu soit leur constructeur. « Quel livre pourrait écrire un chapelain du diable sur la maladresse, le gaspillage, les bavures, la bassesse et l’horrible cruauté de la nature ».
A ces objections classiques Kaplan ajoute une critique originale, à savoir que l’action d’un esprit pur sur la matière est inconcevable. Certes, nous avons l’expérience d’une telle action: celle de notre conscience sur notre corps. Mais il ne s’agit que de notre corps. Il faudrait alors admettre que Dieu agit avec son corps. Un tel corps se constaterait. On objectera qui si je puis agir sur une partie de la matière, à savoir mon corps, il n’y a pas de raison de rejeter la possibilité que Dieu agisse sur toute la matière. Kaplan rétorque qu’alors la matière serait le corps de Dieu - le monde serait un organisme, et alors il ne serait plus question d’un Dieu ingénieur. De plus l’idée d’un Dieu ingénieur lui paraît confuse : on pense à un homme qui construit une machine, et on ajoute que le constructeur est un esprit pur. On dira qu’il n’y a qu’une analogie entre l’action de Dieu organisant un être vivant et celle d’un homme construisant une machine, comme il y a une analogie entre l’aspect riant d’un jardin et l’aspect riant d’un visage. Mais cela suppose qu’on admette la réalité de l’action de Dieu. En effet, objecte Kaplan, l’analogie ne permet pas de démontrer l’aspect riant d’un jardin à partir de l’aspect riant d’un visage, elle ne peut intervenir que lorsque sont établies la réalité du jardin et l’aspect particulier de ce jardin. De même on ne peut parler d’analogie entre l’action de Dieu et l’action humaine qu’une fois établies la réalité de Dieu et celle de son action sur les êtres vivants – et c’est précisément ce qui est à démontrer. Enfin, l’action de Dieu n’implique pas seulement la possibilité d’une action sur la matière mais un motif. Or, comme le dit Spinoza, l'idée que Dieu poursuit une fin contredit l'idée de sa perfection, « car si Dieu agit en vue d'une fin il désire nécessairement quelque chose dont il est privé ».
IV
La recherche de l'explication de la finalité biologique par la conscience aboutit donc à une impasse. N’en faut-il pas déduire que la finalité n’existe pas ?
Ainsi Bacon considéra que « la recherche des causes finales est stérile et, semblable à une vierge consacrée au Seigneur, elle n’engendre point ». Or, s’il ne faut rechercher que des causes non finales, telles que les causes physico-chimiques, n’est-ce pas qu’elles s’y réduisent ? Ainsi François Jacob peut écrire qu’« entre le monde vivant et le monde inanimé, il y a une différence non de nature mais de complexité ». Cette conception serait prouvée par l’explication physico-chimique de l’apparition des êtres vivants à la surface de la terre proposée par Oparin. D’après celui-ci, « l’apparition de la vie résulte de phénomènes obéissant inéluctablement aux lois de l'évolution générale de l'Univers ». Cette explication serait vérifiée par les expériences de Stanley Miller et Sydney Fox qui, en bombardant d’un rayonnement ultraviolet un mélange de gaz semblables à ceux de l’atmosphère primitive, obtinrent des acides aminés et des protéinoïdes. Une autre preuve serait la synthèse d’un être vivant. Or on a synthétisé, en 1955, le virus de la mosaïque du tabac.
Kaplan n’est pas convaincu par la thèse de Jacob : « La différence entre le simple et le complexe n’est pas une différence de complexité, une différence de degré ; c’est une différence de nature. Il n’y a différence de complexité qu’entre une structure plus complexe et une structure moins complexe, non entre une structure simple et une structure complexe ». Il n’est pas plus convaincu par les preuves de cette thèse. D’abord, on est loin d’avoir expliqué l’origine de la vie. La théorie d’Oparin, comme l’a reconnu Jacques Monod, s’arrête précisément avant le stade de l’organisation : « C’est avec l’émergence graduelle des systèmes téléonomiques qui devaient produire un organisme qu’on atteint le véritable "mur du son" ». Quant à la synthèse du virus de la mosaïque du tabac, elle ne prouve rien, car, comme l’écrit Jacob lui-même, « on ne peut considérer un virus comme un organisme ». D’autre part, il est impossible de renoncer à faire intervenir la finalité. En effet, les concepts qu’utilise la science biologique sont finalistes – ainsi ceux d’organe, de fonction, d’adaptation, de pathologie. Non seulement les concepts, mais les raisonnements des biologistes sont finalistes. Ainsi les généticiens ont utilisé comme modèle de compréhension le code : « En quelques années l'hérédité est devenue information, messages et codes ». Or, information, message, code sont des concepts finalistes puisqu’un message et un code sont des moyens en vue d’une fin qui est de communiquer une information. Enfin, la finalité est nécessaire non seulement pour expliquer les faits, mais encore pour en découvrir, elle a, contrairement à ce que dit Bacon, une valeur heuristique. Ainsi, les généticiens qui adoptèrent le modèle linguistique ont fait l’hypothèse que si certaines séquences de signes chimiques correspondaient à des phrases, il fallait que d’autres correspondent à des signes de ponctuation : « On s’est dit [...] il doit y avoir une ponctuation. On l’a cherchée et on l’a trouvée ».
V
On a prétendu que ces explications finalistes ne sont que des idées auxiliaires qu’on doit utiliser pour arriver aux causes physico-chimiques mais qu’on doit rejeter après avoir trouvé ces causes, comme on démonte l’échafaudage une fois la maison construite. Telle est la conception de Kant. D’après lui, « il nous est indispensable de placer sous la nature le concept d'une intention si nous voulons seulement l'étudier dans ses produits organisés par une observation suivie » mais « il [ne] faut juger des choses de la nature selon le concept des causes finales [que] si l'on se contente d'exiger un fil conducteur pour étudier leur constitution par l'observation, sans avoir la prétention de s'élever jusqu'à leur origine première», autrement dit ce principe n’a qu’« une valeur subjective ».
A la conception kantienne Kaplan objecte que, ou bien la finalité ne correspond à rien de réel, et alors comment peut-elle permettre de trouver les causes réelles ? ou bien elle permet de trouver les causes réelles, c’est donc qu’elle correspond à quelque chose de réel – par conséquent, on ne doit pas la rejeter.
VI
L’existence de la vie continue donc à poser un problème, ou, selon les termes de Jacques Monod, à faire scandale : « Le postulat de la méthode scientifique, c’est ce que j’appelle le postulat d’objectivité : il n’y a pas d’intention dans l’univers. [...] Or l’existence des êtres vivants paraît violer ce postulat d’objectivité. [...] J’avais le sentiment naïf qu’il fallait qu’on s’attaque à ce scandale ». Cependant, si l’apparition de la finalité fait scandale, à savoir le fait que des causes sans finalité (la matière) produisent des effets avec finalité (la vie), ce scandale ne disparaîtrait-il pas si la matière impliquait déjà la finalité ?
Telle était déjà la conception de Leibniz, qui fait remarquer que la loi de la réfraction n’a été découverte qu’en supposant que la lumière suivait « la voie la plus aisée ». De même Maupertuis proposa de découvrir « les causes des effets physiques soit en calculant les propriétés des corps, soit en recherchant ce qu’il y a de plus convenable à leur faire exécuter », ce qui le conduisit à énoncer le principe de moindre action : « Le chemin que tient [la lumière] est celui par lequel la quantité d’action est la moindre ». Bernard d’Espagnat a fait remarquer qu’« au sein des plus sérieux traités de physique moderne avancée (théorie quantique relativiste, théorie quantique des champs), on trouve des formulations de cette physique qui la font reposer dans son ensemble sur des principes d’extremum ressemblant au moins autant (en fait bien plus) à des descriptions par causes finales qu’à des énoncés de type mécanistique traditionnel ».
Kaplan objecte à Leibniz qu’il ne s’agit pas là de finalité. La finalité, en effet, implique des moyens en vue d’une fin : par exemple le cœur est le moyen pour amener le sang aux cellules – le moyen est matériellement différent de la fin. Dans le cas de la lumière les lois de l’optique ne sont pas le moyen de la fin, elles le réalisent. Et à vrai dire où est cette fin ? A quoi sert-il à la lumière de suivre la voie la plus aisée, dès lors qu'elle poursuit indéfiniment son chemin ? Pour qu’il y ait finalité, il faut qu'il y ait utilité, et n'est utile, en biologie, que ce qui maintient le système que constitue l'être vivant.
Cependant, ne retrouve-t-on pas cette idée de maintien du système en chimie et en physique ? Une molécule complexe ne se maintient que grâce à l'équilibre de ses atomes et à l’équilibre de leur ensemble avec le milieu : il en serait de même, prétend Pavlov, avec les organismes. Certes ceux-ci ne maintiennent leur équilibre qu’en échangeant avec le milieu, mais il existe aussi chez les êtres non vivants un maintien du système avec un échange d’énergie : ce sont les structures dissipatives de Prigogine. C’est pourquoi celui-ci peut affirmer que « la spécificité de la vie que Monod voulait opposer à l’intelligibilité des phénomènes physiques et chimiques a désormais envahi la physique et la chimie. Loin de l’équilibre [avec le milieu] la matière se révèle capable d’une activité structurée ».
Kaplan objecte à Prigogine que, si l’être vivant est un système, il n’est pas qu’un système. Par exemple, les planètes qui tournent autour du Soleil forment un système ; c’est-à-dire que ce système disparaîtrait si elles échappaient à son attraction ou si au contraire elles se précipitaient sur lui, qu'il aurait disparu si la force qui les a séparées de lui avait été plus forte ou plus faible. Mais il n’y a pas de mécanisme qui ait assuré l’apparition du système solaire ni qui assure son maintien. Ce n’est donc pas un organisme, parce qu’un organisme n’est pas seulement un système : c’est un système plus un mécanisme qui assure l’apparition et le maintien du système en dépit des perturbations. Ce n’est pas le cas des structures dissipatives.
VII
Il ne reste plus, semble-t-il, qu’une explication : le hasard. Le hasard peut faire que des causes sans finalité produisent des effets avec finalité. Le hasard peut faire que des nuages ressemblent à des animaux, pourquoi ne pourrait-il pas faire des animaux, c’est-à-dire grouper leurs atomes de manière à produire des animaux comme il les groupe de manière à produire l'apparence de ces animaux ?
Telle était la théorie d’Epicure : « Ce sont les semences voltigeant à travers l’espace qui, en se groupant par aventure, produisent et font croître toute chose ». On lui objecta l’extraordinaire improbabilité d’un tel hasard. « Qui admet la possibilité d'une telle génération, je ne conçois pas pourquoi il n’admettrait pas aussi que les 21 caractères de l’alphabet répétés en n’importe quelle matière à d’innombrables exemplaires, si on les jette à terre, peuvent se disposer de façon à former un texte bien lisible des annales d’Ennius ». Mais on peut rendre probable ce hasard improbable en lui demandant de produire un organisme très simple, et en ne passant que très progressivement à des organismes plus complexes. Telle est la conception que Darwin propose de l’évolution biologique. Quant à l’apparition du premier être vivant, on peut recourir pour elle à la même explication et supposer une évolution prébiologique. Selon Monod, cette hypothèse est « la seule concevable comme seule compatible avec les faits d'observation ».
Kaplan objecte à Monod que cette hypothèse ne reste la seule concevable qu’à la condition d’être effectivement concevable, c’est-à-dire à la condition que le hasard qu’elle implique ne soit pas un hasard impossible. En effet, on peut toujours soutenir qu’une situation, si improbable soit-elle, s’explique par le hasard. Mais à partir d’un certain degré d’improbabilité, même si on ne peut concevoir d’autre hypothèse, on doit considérer qu’il est plus probable qu’il y a une autre explication qu’on ne conçoit pas, plutôt qu’admettre un hasard extrêmement improbable. Supposons par exemple que quelqu’un ait gagné cent fois de suite à la Loterie nationale : même si personne ne conçoit comment il a pu frauder, tout le monde refusera d’admettre un tel hasard qu’on considèrera comme impossible. Comme l’écrit Emile Borel, « la loi unique du hasard consiste en ce que les phénomènes très peu probables ne se produisent pas ». Or considérons la probabilité de l’apparition au hasard d’un organe. Il est impossible qu'il apparaisse en une seule fois. « Supposons qu’environ 100 gènes soient représentés par des allèles appropriés pour réaliser un œil, supposons que le taux de mutations de ces gènes soit 10-5 (1 pour 100 000). La probabilité pour que toutes ces mutations se produisent simultanément est de 10-500 ». Or il s’agit là d’un hasard impossible. Il faut en effet distinguer deux sortes de hasard : le hasard possible, et le hasard impossible. Car « si nous nous envisageons les phénomènes qui peuvent se passer dans la portion d’univers qui nous est accessible, nous arriverons à la conclusion que la probabilité de 10-50 est certainement négligeable à l’échelle cosmique et par suite, lorsque la probabilité pour qu’un évènement ne se produise pas est inférieure à 10-50, nous devons regarder cet évènement comme absolument certain ». Lorsque donc la probabilité pour qu’un évènement se produise est inférieure à 10-51, nous devons regarder cet évènement comme absolument impossible. On doit donc admettre que l’œil ne s’est formé que progressivement. Admettons donc que des cellules photoréceptrices aient été l’ébauche de l’œil. Pour que cette ébauche ait pu constituer un avantage sélectif, il faut qu’elle ait été reliée à d’autres organes, par exemple à des nerfs, sans quoi elle aurait été inutile. Admettons l’hypothèse qu’implique la théorie du hasard, à savoir que l’être vivant est une machine. La machine la plus parfaite que nous puissions actuellement concevoir est une machine à programme, c’est d'ailleurs à ce type de machine que les biologistes comparent l’être vivant. Il est difficile de supposer qu’une ébauche d’organe ait nécessité moins de 20 instructions indépendantes, c’est-à-dire 20 mutations. Or une mutation a une chance sur 100 de se produire, elle a une probabilité de 10-2. Admettons qu'elle soit toujours favorable. Il faudra, pour qu’apparaisse cette ébauche, qu’un individu porte en même temps 20 mutations. Autrement dit la probabilité est de (10-2)20 soit 10-40. Une telle probabilité est inférieure à celle d’une apparition d'une série de 40 six au jeu de dés (6-40); rappelons que pour qu’une telle série ait une chance d’apparaître, supposé que 4 milliards d'hommes lancent un dé 40 000 fois par jour, il faudrait attendre plus de 10 millions de milliards d’années. Or, il faut multiplier cette probabilité par le nombre d’étapes nécessaires pour passer d’une ébauche à un organe complet et d’un organe complet à un organe relié aux autres Si donc pour la portion de l’univers qui nous est accessible un évènement d’une probabilité de 10-50 est impossible, pour la Terre et dans un temps très limité par rapport à l’échelle cosmique. , l’apparition par hasard d’un être vivant relève d’un hasard impossible.
Mais Kaplan voit dans l’explication par le hasard une difficulté « beaucoup plus fondamentale ». C’est qu’elle implique que l’être vivant n’est que matière. Or considérons la perception : un influx nerveux, qui n’est que matière – provenant de la rétine se transforme en une perception visuelle (un état de conscience) : « Comment un état de la matière sans conscience pourrait-elle entrainer un état de la matière avec conscience ? On ne voit pas seulement comment c’est possible, mais Kaplan voit « pourquoi ce n’est pas possible » : parce qu’avec Descartes il définit la matière comme « ce qui n’est pas conscient. » Une matière qui n’est que « ce qui n’est pas conscient » ne pourrait produire la conscience que par un véritable miracle. Inversement une volition (c’est-à-dire un état de conscience) entraîne un mouvement du corps (c’est-à-dire une modification de la matière). Ce n’est pas moins inconcevable que l’action de la matière sur le corps. Mais surtout, cela « met en cause les fondements de la physique et de la chimie, [d’après lesquels] une réalité physico-chimique ne peut être modifiée que par une réalité physico-chimique » - les nier, ce serait affirmer l’efficacité de la magie. Kaplan en déduit que l’être vivant ne se réduit pas à la matière : « L’organisme biologique n’est pas de la matière – ou en tout cas, ne se réduit pas à la matière, puisque la seule matière qui peut engendrer de la conscience ou sur laquelle la conscience peut agir est la matière vivante. ».
VIII
Aucune de ces trois hypothèses - le mécanisme, la finalité généralisée, le hasard – n’explique donc la vie. Est-il possible de dépasser l’alternative de la conscience et de la matière et de ne définir la vie ni par l’une ni par l'autre ? C’est, entre autres, la solution vitaliste.
Le vitalisme définit la vie négativement, et par une double négation. Il la définit négativement d’abord par rapport à la matière, ensuite par rapport à la conscience. Ainsi Hans Driesch définit la vie négativement par rapport à la matière. « Il doit y avoir quelque chose d'autre (que les actions physiques et chimiques) qui doit être regardé comme la raison suffisante de la production individuelle des formes », il appelle cette cause « l’entéléchie ». Ainsi Aristote définissait-il la vie par la négation de la finalité consciente : s’ « il en est des êtres dont la constitution est naturelle comme des productions de l’art », c’est parce que « l’art imite la nature », non parce que la nature est un art. Et de même Driesch définit la vie, non par l’âme, la psychè, mais « par un psychoïde, autrement dit quelque chose qui [n’est] pas une psyché ».
Cette conception est difficile à soutenir. Comme le remarque Etienne Gilson, « la notion d’une finalité sans connaissance et immanente à la nature nous reste mystérieuse ». Pour Kaplan, elle n’est pas mystérieuse, mais inconsistante. Il objecte au vitalisme qu’une conception négative n’est pas une conception. Le vitalisme se borne donc à affirmer que la vie est autre que la conscience et que la matière. Mais il y a plusieurs manières possibles d’être autre. Or Aristote définit la finalité naturelle par la seule négation de la finalité consciente : « La nature est au nombre des causes qui agissent en vue d’une fin, C’est surtout visible pour les animaux autres que l’homme qui n’agissent ni par art, ni par recherche, ni par délibération ». De même Driesch ne définit le « psychoïde » que par rapport à la psychè, puisque c’est « quelque chose qui, quoique n’étant pas une psychè, ne peut être décrit qu’en termes analogues à ceux de la psychologie ». Cependant la conception vitaliste de la vie n’est pas seulement inconsistante, elle est de plus contradictoire. Car on ne peut définir une fin sans supposer une conscience qui combine les moyens. Une finalité sans conscience est un cercle carré. Kaplan voit cette contradiction éclater chez Bergson, qui définit la vie tantôt par la conscience : « La vie, c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière », tantôt par quelque chose d’autre qui y ressemble : « C’est la conscience ou mieux, la supraconscience qui est à l’origine de la vie », il faudrait la rattacher « soit à la conscience, soit à quelque chose qui y ressemble ».
IX
Si la seule définition valable ne peut être qu’une définition positive, ne pourrait-on accepter la définition du vivant comme une totalité ? C’est la conception de ce qu’on a appelé le systémisme.
Au XIXe siècle, Claude Bernard a interprété l’Ouroboros antique comme l’image de cette conception : « Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l’activité des organes qui préparent le sang, mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent ». Au XXe siècle, Kurt Goldstein vit dans le concept de totalité « la catégorie même qui constitue l’objet de la biologie ». En 1968, Ludwig von Bertalanffy proposa une « théorie générale des systèmes », « la science générale de ce qui, jusqu’à présent était considéré comme un concept vague, brumeux, et métaphysique, la totalité ». Il entendait par système « aussi bien les simples systèmes physico-chimiques que […] les organismes ». En 1975, Joël de Rosnay déclara que « pour faire ressortir l’importance de la notion de système, [il utilise] le même type de schéma de base pour l’entreprise, la ville, l’organisme et la cellule ». « La [définition] la plus complète du mot "système" est la suivante : "un système est un ensemble d’éléments en interaction dynamiques, organisés en fonction d’un but". » Rosnay reconnaissait que « l’introduction de la finalité (le but du système) peut surprendre » : « On comprend que la finalité d’une machine ait été définie et spécifiée par l’homme, mais que dire de la finalité d’un système comme la cellule ? » Rosnay répond : « Le "but" de la cellule n’a rien de mystérieux. Il ne traduit aucun projet. Il se constate a posteriori : maintenir sa structure et se diviser. [Il en serait] de même pour l’écosystème. Sa finalité est de maintenir ses équilibres et de permettre le développement de la vie. Personne n’a fixé la teneur de l’air en oxygène, la température moyenne du globe, la composition des océans. Pourtant, ils se maintiennent dans des limites très étroites ».
Mais Claude Bernard critiqua la conception de la vie comme totalité : « Dans les organismes complexes, l’organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n’ont pas la même importance quoiqu’ils se fassent suite dans le circulus vital ». En 1952, Ruyer dénonça le sophisme des organicistes qui « croient que la double négation du mécanisme et du finalisme équivaut à l’affirmation d’une thèse neuve ». Il dénonça, en particulier, « le clair-obscur » des textes de Goldstein et estima que Bertalanffy – il se fondait sur sa Kritishe Theorie der FormBildung (1928) - fournit « l’échantillon parfait de l’indécision de l’organicisme » : « L’interprétation organiciste, d’après lui, permet d’échapper aux doctrines mécaniques comme aux autres, au finalisme comme au mécanisme. La finalité n’est jamais qu’un "comme si". Comme Bertalanffy ne semble pas penser ici, à la manière de Kant et de Claude Bernard, à une origine moniste et divine, à la fois de la causalité physico-chimique et de la finalité apparente dans l’agencement organismique, on ne voit pas comment il peut échapper à la contradiction. Il y échappe provisoirement en présentant l’interprétation organiciste comme une description et non une explication : "Cette interprétation laisse ouverte la question de savoir comment le maintien de la totalité organique est obtenu en fait" ». En 1970, Jacques Monod dénonça de la même manière « les écoles "organicistes et holistes" qui, tel le phénix, renaissent à chaque génération » et la « vague théorie générale des systèmes ».
Kaplan, dès le premier chapitre de son livre, avait indiqué que « le premier caractère d’un être vivant est d’être un ensemble qui n’est pas un agrégat […] mais une totalité », mais, comme on l’a vu, il avait aussitôt précisé que ce caractère n’était pas suffisant : « La totalité que constitue l’être vivant n’est pas celle d’une simple forme géométrique […] ou d’une œuvre d’art. C’est celle de moyens en vue d’une fin ». Il adresse à Bertalanffy cette critique : ou l’on entend par système aussi bien les simples systèmes physico-chimiques que les organismes, et alors le « concept de système qui les englobe ne peut expliquer la vie mais, tout au plus les aspects que la vie a en commun avec la matière. […] Ou l’on considère à part les systèmes vivants. Mais alors on ne peut échapper à la question : en quoi se distinguent-ils des autres systèmes ? Le problème reste toujours entier ». Kaplan considère qu’au mieux Bertalanffy propose « des descriptions, non une explication ». De fait, ce dernier reconnaît qu’au niveau des organismes, « la théorie et les modèles ont tendance à manquer. »
X
Il est manifeste qu’on en revient toujours aux mêmes concepts : conscience, matière, totalité. On comprend que Bergson ait pu proposer de « créer de toutes pièces, pour un objet nouveau, un concept nouveau », de « travailler sur mesure » au lieu de d’essayer de « faire entrer définitivement le réel dans ces vêtements de confection que sont les concepts tout faits ».
« Encore faut-il qu’on le puisse », répond Kaplan, « et la seule preuve qu’on puisse donner que la tâche est possible, c’est de la réaliser » - ce que ne fait pas Bergson. Kaplan doute de cette possibilité, d’autant que la vie n’est nullement un « objet nouveau », et que les concepts de matière et de conscience ne sont pas « des concepts tout faits », des « catégories anciennes » puisque ce sont des concepts cartésiens largement postérieurs à la réflexion sur la vie.
La vie serait-elle alors indéfinissable ? Cela n’aurait certes rien d’absurde, puisqu’il est logiquement impossible de définir tous les termes et que, par exemple, celui de conscience est indéfinissable. Que tel soit le cas de la vie, c’est ce que sembla penser Niels Bohr lorsqu’il déclara en 1933 que « le concept de vie est un concept élémentaire en biologie ». Mais, dans une autre conférence, Bohr propose « un juste équilibre entre l’approche mécaniste et l’approche finaliste ». Kaplan en conclut que pour Bohr, « le concept de vie, loin d’être élémentaire, implique au moins le mécanisme et la finalité ». Et Kaplan nie que la vie soit indéfinissable : on peut définir la vie et il estime qu’il l’a fait en disant que la vie est une finalité réelle sans conscience, ou que « l’être vivant est un corps matériel auquel dans certaines conditions est liée une conscience qui peut agir sur lui, et qui peut agir sur elle ». La difficulté n’est pas de définir la vie, la difficulté, c’est que les définitions qu’on en peut donner sont inconcevables.
XI
La vie serait donc inconcevable. Ceci pose deux problèmes : cela semble inadmissible en droit, et cela semble inadmissible en fait.
D’abord en droit. Nous croyons que nous pouvons tout comprendre – sinon immédiatement, du moins progressivement. Mais cette prétention est injustifiée.
En effet, de ce que la raison humaine a pu comprendre certaines choses, on ne peut évidemment pas déduire qu’elle peut tout comprendre. On devrait au contraire penser avec Einstein, que « ce qu’il y a d’à jamais inintelligible au monde, c’est que le monde soit intelligible ». En effet, croire qu’on peut tout comprendre, c’est se croire Dieu, ou du moins l’esprit absolu. On ne peut constater sans étonnement que beaucoup de matérialistes professent un tel rationalisme. Si, à l’inverse, on explique nos facultés intellectuelles par la sélection naturelle, il est naturel qu’on ne puisse tout comprendre.
Kaplan s’étonne au contraire que nous puissions comprendre certaines choses, « l’homme pouvait bien subsister sans être capable de comprendre la Relativité », et cela le conduit à douter que notre faculté de compréhension ait été produit par la sélection naturelle :
« Notre faculté innée de compréhension, immuable depuis des millénaires, nous permet de comprendre des choses sur lesquelles la sélection naturelle n’a pu intervenir – par exemple […] la Relativité, qui utilise des concepts qui ne jouent pas dans notre expérience pratique, la seule que concerne la sélection naturelle. […] La sélection naturelle se serait contentée aussi bien d’une intelligence grossière ».
Non seulement il n’y a pas de raison pour que nous puissions tout comprendre, mais il y a peut-être des raisons pour que nous ne comprenions pas la vie. C’est l’idée de Bergson d’après qui « l’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie ». En effet, « l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît la démarche originelle, est la faculté de créer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils ». Mais des outils sont nécessairement formés de matière inerte et solide. C’est pourquoi « notre intelligence, telle qu’elle sort des mains de la nature, a pour objet principal le solide inorganisé ». Fabriquer des outils consiste à prendre de la matière inerte, à la décomposer et à la recomposer autrement. Or « l’intelligence est caractérisée par la puissance de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système ». En bref, « si l’intelligence est […] la faculté destinée à connaître et à ne connaître que la matière, et si la vie ne se réduit pas à la matière, il est clair que l’intelligence ne peut pas comprendre la vie. Elle ne peut la comprendre qu’en la ramenant à la matière : "Elle résout l’organisme en inorganisé". Elle laisse donc échapper l’essentiel ».
Kaplan ne critique pas cette conception de l’intelligence. Il se borne à rappeler que Bergson a, en réalité, tenté de comprendre la vie – et qu’il en a proposé une conception vitaliste, en admettant l’intuition à côté de l’intelligence qui la mettrait « à l’épreuve ». Mais c’est, selon Kaplan, contradictoire : « Comment […] l’intelligence peut-elle mettre à l’épreuve [l’]intuition si l’intelligence ne peut comprendre que la matière ? »
Dans une note, Kaplan signale qu’on peut trouver chez l’homme une autre faculté de compréhension que l’intelligence technique, « celle qui nous permet de comprendre autrui ». Si la vie n’est pas conscience, cette faculté ne nous permettrait pas de comprendre la vie. Mais on pourrait essayer de l’utiliser, faute de mieux – et c’est ce qu’a fait Bergson en disant de l’instinct du Sphex qu’il ressemble « à ce qui s’appelle chez nous sympathie divinatoire ».
Mais, quoi qu’il en soit de Bergson et de sa théorie de l’intelligence, il n’y a rien d’absurde à soutenir que la vie n’est pas compréhensible.
Seulement est-ce que c’est admissible en fait ? Non, puisqu’il y a des biologistes, qu’ils affirment la comprendre, qu’ils l’affirment légitimement, puisqu’ils utilisent des concepts qui, non seulement sont vérifiés par l’expérience mais encore sont le moyen de découvertes nouvelles. A ce propos, Kaplan se souvient de l’indignation qu’il a provoquée chez les scientifiques en affirmant dans un colloque que la vie était incompréhensible. Il faut donc admettre à la fois que la vie est compréhensible – puisqu’on peut la comprendre par la finalité, et qu’elle est incompréhensible – puisque la finalité implique la conscience qui ne peut s’appliquer aux êtres vivants.
Plus exactement, la vie serait « incompréhensiblement compréhensible » puisqu’elle n’est compréhensible qu’au moyen de la notion de finalité et que la finalité implique la conscience qui ne peut pas s’appliquer aux êtres vivants. C’est là pour Kaplan « le problème essentiel » : « Comment se fait-il qu’en utilisant un concept qu’elle exclut – la conscience – on comprenne les phénomènes vitaux ? »
XII
Certes, le concept de finalité lui-même n’est pas compréhensible, puisqu’il suppose l’action inconcevable de la conscience sur les corps – « la finalité consciente implique une action sur la matière et une action sur la matière implique l’intervention du corps, donc une action sur le corps » Ce concept suppose de plus que nous ayons des idées, et la formation des idées est elle-même inconcevable. Comme l’écrivit David Hume « la raison [c’est-à-dire la finalité consciente] dans sa fabrique et sa structure interne nous est en réalité aussi peu connue que l’instinct ou la végétation [c’est-à-dire la vie]. »
Kaplan admet que « si par concevable on entend parfaitement concevable, il est manifeste que la finalité consciente n’est pas concevable » – et il faut alors donner raison à Hume. Mais il estime qu’« il y a des degrés […] dans l’inconcevabilité. [… Ainsi] nous avons le sentiment de concevoir la finalité consciente et […] nous n’avons pas le sentiment de concevoir une finalité sans conscience ». Certes Hume aurait soutenu que ce sentiment de concevabilité n’est dû qu’à l’habitude. Kaplan répond que « la vie aussi nous est familière et elle ne nous apparaît pas concevable – sinon par le biais inconcevable de la finalité consciente ». Et selon lui, l’idée que la finalité consciente est (même si c’est imparfaitement) fondée :
« Nous constatons avoir une idée en nous – même si nous sommes incapables d’en expliquer la formation ; nous constatons que nous voulons la réaliser et nous constatons qu’elle est réalisée, même si nous nous sommes incapables d’expliquer le mécanisme de cette réalisation au niveau des relations entre la volonté et l’organisme car du moins nous expliquons très bien cette réalisation dans la mesure où elle met en cause les relations de l’organisme et du monde. Cela constitue des éléments suffisants pour qu’on puisse dire qu’on conçoit, même si ce n’est pas parfaitement, la finalité consciente. Et on ne retrouve pas d’éléments analogues dans la finalité biologique ».
Kaplan peut donc maintenir que « le problème est bien de comprendre comment on peut comprendre la vie à partir d’un concept (la finalité consciente) qu’elle ne possède pas ».
XIII
On peut certes être tenté d’inverser les termes et d’expliquer la finalité consciente par la finalité biologique. De fait, chronologiquement, la vie est antérieure à la conscience. En outre, comme l’a souligné Ruyer, l’intelligence se présente comme une fonction biologique utile à la conservation de la vie au même titre que les autres fonctions biologiques, elle sert à fabriquer des outils qui sont, en quelque sorte, des organes artificiels prolongeant les organes biologiques Dans Néofinalisme, Ruyer se moque d’une philosophie qui fait de l’esprit « un enfant trouvé métaphysique » :
« Nous ne fermerons pas les yeux […] sur le fait que l’activité sensée de l’homme sort de son organisme. […] Il faut étudier au contraire comment l’activité sensée peut sortir […] de l’organisme apparemment matériel sur lequel la biologie nous renseigne avec précision […] Outils et organes sont interchangeables, vicariants. Les uns comme les autres supposent sens et finalité […]. S’il est absurde de nier le sens dans l’activité humaine […] il est également absurde de nier le sens dans l’activité organique qui constitue les organes, car les organes sont conformes aux mêmes normes d’utilité, ou de rendement esthétique ou technique. D’autant plus absurde que c’est grâce à l’organe que l’activité finaliste de l’homme peut construire l’outil, ou n’importe quel des autres œuvres de la culture ».
Kaplan admet que la finalité consciente renvoie à la finalité biologique et il ne nie pas la réalité de la finalité biologique. Mais le problème qu’il se pose est de concevoir cette finalité biologique et il maintient que cette finalité biologique ne se conçoit que par la finalité consciente. Il faut distinguer l’ordo essendi et l’ordo cognoscendi (l’ordre du réel et l’ordre de la compréhension). Et le problème de Kaplan, qui est le problème de la concevabilité de la vie, relève de l’ordo cognoscendi.
XIV
Mais, encore une fois, comment est-il possible qu'on puisse comprendre la vie en utilisant un concept qu’elle exclut ?
Voici la réponse de Kaplan, qui constitue sa solution du problème.
Comme nous venons de le voir, nous sommes contraints d’admettre que le concept de finalité correspond et ne correspond pas à la vie. Cela semble contradictoire, mais cela n’a en réalité rien d’impossible : c’est la situation d’un concept face à la réalité à laquelle correspond un autre concept lorsque l’un et l’autre concept sont subsumés par un concept plus général. « L’idée d'arbre n’enferme pas tous les caractères du chêne mais seulement ceux de ses caractères qui sont communs au chêne et à tous les autres arbres ». Inversement, l’idée de chêne renferme tous les caractères de l’idée d’arbre et de plus les caractères particuliers à l’idée de chêne. On voit alors comment un concept peut à la fois correspondre et ne pas correspondre à une réalité : le concept de chêne ne correspond pas à la réalité que constitue le pin, parce qu’un pin n’est pas un chêne, mais il y correspond partiellement parce que le pin est un arbre comme le chêne. On peut donc dire que le concept de chêne correspond et ne correspond pas au pin. Cependant dans cet exemple nous disposons du concept de pin, et c’est pourquoi nous n’avons pas besoin de former un concept tel que celui de « chêne qui ne produit pas de glands ». Nous disposons non seulement des concepts de pin et de chêne, mais encore du concept général d’arbre.
En ce qui concerne la vie, nous disposons du concept de finalité ; en revanche le concept de vie nous manque ainsi que le concept plus général qui englobe la finalité et la vie, c’est pourquoi nous formons le concept inadéquat de « finalité biologique ». Cette situation nous étonne parce que nous croyons que nous pouvons avoir des concepts de tout – autrement dit que nous pouvons tout comprendre. Mais, comme on l’a vu, c’est une prétention injustifiée, et c’est au contraire « la dernière démarche de la raison [que] de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ».
Cependant il ne s’agit pas seulement d’admettre que nous ne comprenons pas la vie, il s’agit d’admettre que nous la comprenons avec un concept qui ne lui convient pas. Si Pascal a consenti à ne pas tout comprendre, il n’est pas sûr qu’il aurait consenti à comprendre quelque chose au moyen de concepts inadéquats. Seulement, c’est un fait que nous devons admettre : qu’un concept correspondant à une réalité correspond aussi à des caractères appartenant à une réalité différente Ainsi il y a quelque chose de commun à la finalité consciente et à la vie, et c’est ce quelque chose de commun qui explique que le concept de finalité consciente puisse s’appliquer à la vie. Mais ce quelque chose de commun, nous ne le concevons pas, sinon nous pourrions concevoir la vie à partir de ce quelque chose de commun sans passer par la finalité consciente.
XV
Comment définir cet usage d’un concept ? Selon Kaplan c’est exactement du bricolage. François Jacob, empruntant à Claude Lévi-Strauss sa célèbre opposition de l’ingénieur et du bricoleur, a naguère proposé l’idée que le bricolage était le procédé de l’évolution biologique : « La sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d'un bricoleur ». Ainsi celle-ci aurait produit tel ou tel organe à partir de tel ou tel autre : « Sans dessein à long terme, le bricoleur prend un objet dans son stock et lui donne une fonction inattendue. D’une vieille roue de voiture il fait un ventilateur, d’une table cassée, un parasol. Ce genre d’opération ne diffère guère de ce que produit l’évolution quand elle produit une aile à partir d'une patte ou un morceau d’oreille avec un fragment de mâchoire ». C’est ainsi que Jacob explique la diversité des solutions que l’évolution donne à un même problème : « Dans chaque cas, la sélection naturelle fait ce qu’elle peut avec les moyens du bord ». C’était déjà, comme le rappelle Jacob, l’idée de Darwin : « Si un homme construit une machine dans une fin déterminée, mais emploie à cet effet, en les modifiant un peu, de vieilles roues, de vieilles poulies et de vieux ressorts, la machine avec toutes ces parties pourra être considérée comme organisée en vue de cette fin. Ainsi, dans la nature, il est à présumer que les diverses parties de tout être vivant ont servi, à l'aide de modifications légères, à différents desseins ». Chez les Orchidées, par exemple, « il existait une sorte de glu qui, initialement, retenait le pollen sur le stigmate. Après une légère modification, cette glu a permis de coller le pollen au corps des insectes qui purent alors assurer la fécondation croisée. »
D’après Kaplan ce ne sont pas seulement les organes qui relèvent du bricolage, ce sont aussi les concepts – à cette différence près que le résultat du bricolage biologique est si parfait, qu’il efface le caractère de bricolage : rien de la patte ni de la mâchoire ne subsiste dans l’aile ni dans l’oreille qui semblent avoir été conçues directement en vue de leur usage actuel, ce qui n’est pas le cas du bricolage conceptuel, dont l’inadaptation du résultat est patente.
On peut parler de bricolage conceptuel, parce qu’on peut considérer les concepts comme des outils, puisqu’ils permettent de comprendre la réalité. Or, bricoler, c’est utiliser un outil à une autre fin que celui auquel il a été destiné. Par exemple on peut se servir d'une chaise, primitivement faite pour s'asseoir, comme d'un escabeau ; l'aspirine, qu'on n'utilisait naguère que pour calmer les migraines, est aujourd’hui employée dans le traitement des maladies cardiaques. On peut donc utiliser un concept comme on utilise un outil à une autre fin que sa fin primitive. C’est ainsi qu'on utilise le concept de finalité pour concevoir la vie.
Il y a cependant une différence. Dans le cas des outils, on comprend comment un tel transfert d’usage est possible : ainsi on voit comment la chaise, qui comporte une surface horizontale, peut être utilisée comme un escabeau. Ce n’est certes pas toujours aussi facile. Ainsi on a d’abord constaté sans les comprendre les effets de l’aspirine sur le système cardiovasculaire. Toutefois une telle compréhension n'est pas impossible. On finit quelquefois par comprendre ce qu’on avait d'abord seulement constaté : ainsi John Vane a expliqué pourquoi l’aspirine soignait et les migraines et les maladies cardio-vasculaires. Mais on ne peut espérer qu’il en soit ainsi pour le transfert de l’usage du concept de finalité : parce que le concept de finalité – de finalité consciente – est un concept fondamental, une catégorie. Car s’il y a la pharmacologie, qui permet d’analyser l’aspirine, il n’y a pas et il ne peut y avoir de science qui permettrait d’analyser des concepts de ce genre. En effet, on ne peut analyser qu’avec des concepts, et les concepts fondamentaux, parce qu’ils sont fondamentaux, ne peuvent être analysés par d’autres concepts.
Le concept de « finalité biologique » est donc un concept bricolé.
Voilà pourquoi il est à la fois insatisfaisant et efficace : efficace, comme le montre l'usage qu'en font les biologistes ; insatisfaisant, comme le montre le problème qu’il pose aux philosophes.
Un problème, semble-t-il, résolu.
Appendice
L’intelligence humaine s’explique-t-elle par la sélection naturelle ?
Dans Le Paradoxe de la Vie, Kaplan émet un doute
« Notre faculté innée de compréhension, immuable depuis des millénaires, nous permet de comprendre des choses sur lesquelles la sélection naturelle n’a pu intervenir – par exemple […] la Relativité, qui utilise des concepts qui ne jouent pas dans notre expérience pratique, la seule que concerne la sélection naturelle. […] La sélection naturelle se serait contentée aussi bien d’une intelligence grossière ».
Interrogeant Kaplan en 2001 sur France-Culture, Elizabeth de Fontenay lui a demandé s’il était créationniste. Cette question étonnante s’explique peut-être par la citation qui précède. Dans un essai sur « les limites de la sélection naturelle appliquée à l’homme », Alfred N. Wallace avait déjà nié que la sélection naturelle puisse produire l’intelligence humaine – et il en avait tiré un argument en faveur d’une intervention divine. Récemment plusieurs auteurs « néo-wallaciens » ont exposé la même idée.
Ainsi John Barrow, prix Templeton 2006 : « Pourquoi nos processus cognitifs se sont-ils arrangés pour satisfaire à une quête aussi extravagante que les secrets de l’univers ? […] Aucune des idées complexes mises en jeu dans cette quête ne paraît présenter le moindre avantage sélectif qui aurait pu être exploité durant la période de notre évolution ayant précédé le développement de la conscience ».
Pour Paul Davies, prix Templeton 1995, un mystère « réside dans le fait que les compétences intellectuelles humaines sont apparemment déterminées par l’évolution biologique et n’entretiennent pas le moindre lien avec la science. Nos cerveaux ont évolué en réponse aux pressions de l’environnement – aptitudes à chasser, à éviter les prédateurs, à se garder des objets qui tombent, etc. Quel rapport y a-t-il entre cela et la découverte des lois de l’électromagnétisme et de la structure de l’atome ? […] Le fait que le cerveau humain ait développé son extraordinaire aptitude mathématique est non seulement une surprise mais encore un mystère profond. Il est difficile d’imaginer que des mathématiques abstraites puissent avoir une valeur en matière de survie ».
Michael Denton, partisan de la théorie de l’Intelligent Design, a formé la même objection : « Comme l’ont remarqué beaucoup d’auteurs, nos capacités intellectuelles – et notamment notre aptitude à l’abstraction mathématique, sur laquelle se fonde en dernière analyse la totalité de la science – semblent avoir largement excédé les besoins des petites tribus de chasseurs cueilleurs qui vivaient en Afrique il y a deux-cent mille ans. […] Quelles pressions sélectives, s’exerçant dans les anciennes plaines de l’Afrique, ont bien pu doter l’humanité […] de la capacité d’abstraction et, finalement, de la compréhension de la totalité du cosmos d’où nous sommes sortis ? »
David Premack a adressé à la théorie darwinienne du langage une objection analogue à celle de Wallace: « Le langage humain est gênant pour la théorie de l’évolution car il est beaucoup plus puissant qu’on ne peut l’expliquer en termes d’aptitude sélective. Un langage sémantique avec des règles de représentation spatiale simples, du type de celles qu’on imaginerait chez le chimpanzé, semble présenter tous les avantages qu’on associe habituellement aux discussions sur la chasse des mastodontes ou sur des sujets du même ordre. Pour des échanges de ce type, les classes syntaxiques, les règles liées à la structure, la récurrence et tout le reste sont des systèmes beaucoup trop puissants, au point d’en être absurdes ».
Darwin et plusieurs néodarwiniens ont proposé des solutions au problème posé par Wallace et Stephen Pinker a tenté de relever le défi de Premack.
En 1871, dans La Filiation de l’Homme, Darwin répondit à Wallace en prenant « une plus juste mesure de la singularité [humaine] » et en rapportant « son émergence à un processus graduel », et Emmanuel Salankis est allé jusqu’à voir dans « l’anthropologie darwinienne une réponse à cette conception philosophico-religieuse, fondée sur le postulat d’une barrière infranchissable entre l’homme et le reste du monde animal. »
En 1980, Stephen Jay Gould a répondu à Wallace que « la sélection naturelle peut élaborer un organe "pour" une fonction spécifique ou un groupe de fonctions. Mais ce "but" n’a pas besoin de préciser les limites de la capacité de cet organe. Les objets conçus pour des buts précis peuvent également en raison de la complexité de leur structure, remplir d’autres tâches. […] Notre gros cerveau a pu être réalisé pour nous permettre d’accomplir un ensemble de fonctions nécessaires à la recherche de la nourriture, à la socialisation ou à tout autre domaine : mais ces fonctions n’épuisent pas les facultés d’une machine aussi complexe ».
En 1984, Roger Lewin a formulé une hypothèse pour expliquer le progrès de l’intelligence : « Les observations en laboratoire ont montré sans aucun doute possible que les petits et grands singes sont extraordinairement intelligents ; et pourtant les études de terrain ont montré que la vie quotidienne de ces animaux n’exigeait que très peu d’intelligence, du moins dans le domaine des activités de subsistance. Pourquoi donc un tel degré d’intelligence s’est-il développé chez animaux ? La réponse est peut-être dans le mode de vie social des primates ». Hypothèse reprise par N. K. Humphrey, en 1986 : « une fois qu’une société a atteint un certain niveau de complexité, de nouvelles pressions internes apparaissent qui tendent à l’accroître davantage, car dans une telle société, les concurrents d’un animal sur le plan des aptitudes mentales sont membres de sa propre communauté reproductive. Dans ces circonstances, tout retard en arrière est impossible ».
En 2004, Richard Dawkins a suggéré une explication du développement du cerveau par la sélection sexuelle : « L’accroissement du cerveau a pu évoluer […] comme une sorte de queue du paon mentale ».
Rappelons aussi que les partisans de la théorie de la néoténie avaient expliqué l’extraordinaire croissance du cerveau dans la lignée humaine. En 1927 Louis Bolk signala « le poids élevé du cerveau, comme une des vingt des « caractéristiques primaires » qui « apparaissent déjà dans le développement du fœtus de tous les autres primates qui les perdent aucours d’une différenciation ultérieure ». Gould reprit l’hypothèse de la « foetalisation » de Louis Bolk : « L’accroissement de la taille de notre cerveau est, au moins en partie, dû au report de la rapide croissance prénatale à des âges plus tardifs » et cette rapide croissance est due au ralentissement de notre développement embryonnaire : « Nous avons [en effet] une très longue période de gestation .» « Le cerveau s’est développé de concert avec d’autres traits néoténiques »
En 1994, Jean Chaline a longuement exposé la reformulation moderne de cette théorie. En 2000, il a explicitement expliqué le développement du cerveau humain par une décélération du développement embryonnaire : « La comparaison des diverses étapes du développement des singes supérieurs et de l’homme suggère que […] les caractéristiques humaines sont en parties liées à des décalages de la chronologie et du taux de développement des caractères au cours des diverses étapes de la construction de l’organisme […] La phase embryonnaire dure deux semaine chez le chimpanzé mais serait prolongée jusqu’à huit semaine chez l’homme. C’est durant cette seule phase que se multiplient les cellules nerveuses, à raison de 5000 neurones par seconde, ce qui aboutit à environ 199 milliards de neurones chez l’homme adulte. L’allongement de cette période de multiplication cellulaire chez l’homme est donc de type hypermorphique et entraîne une forte hypertrophie du cerveau. » « Les mutations intervenues probablement au niveau des gènes de régulation (Hox ou autres) expliquent […] les caractéristiques morphologiques humaines par le biais d’une mosaïque d’hétérochronies du développement. »
Ces hétérochronies s’expliqueraient par la mutation de certains gènes : « Les gènes qui interviennent dans ces phénomènes sont parfois qualifiés d’architectes, mais ce sont des gènes régulateurs. Ils agissent parfois à la façon de commutateurs qui interviennent à un moment donné du développement d’une espèce. Ils peuvent présenter des mutations qui modifient leurs chronologies et durée d’intervention. Ils commencent à être identifiées depuis quelques années, ce sont les fameux gènes HOX, les homéogènes ou gènes à homéoboîtes, ou homéobox, sur lesquels ont travaillé Edward Lewis, Walter Gehring, Thomas Kaufmann et bien d’autres. » « C’est une percée majeure de la compréhension de nombreux phénomènes évolutifs énigmatiques qui étaient restés inexpliqués par la théorie synthétique de l’évolution limitant les changements morphologiques à l’accumulation de milliers de mutations triées par la sélection naturelle. »
Stephen Pinker, quant à lui, s’est attaché à récuser l’objection de Premack : « Cette objection, c’est un peu comme si l’on disait que le guépard est beaucoup plus rapide qu’il n’est nécessaire, ou que la trompe de l’éléphant est un système beaucoup trop puissant, au point d’en être absurde. – Mais cela vaut la peine de relever le défi ». Pinker commence par rappeler la puissance de la sélection naturelle : « Une souris qui [aurait] été soumise à une minuscule pression de la sélection pour avoir une taille plus grande – disons un avantage de reproduction de 1% pour des petits qui seraient plus grands de 1% - [évoluerait jusqu’à la taille d’un éléphant en quelques milliers d’années » . Il signale ensuite l’utilité des systèmes que Premack jugent trop « puissants » : « Si l’on se réfère aux chasseurs-cueilleurs contemporains, nos ancêtres n’étaient pas des hommes des cavernes qui émettaient des grognements, ayant peu de conversation à part les mastodontes à éviter. Les chasseurs-cueilleurs sont d’excellents artisans et de merveilleux biologistes amateurs connaissant en détail le cycle de vie, l’écologie et le comportement des plantes et des animaux dont ils dépendent. Le langage a sûrement dû être très utile dans un mode de vie de ce type ». D’autre part, « les systèmes de grammaire conçus pour communiquer des informations précises sur le temps, sur l’espace, sur les objets et sur qui a fait quoi ne sont pas du même ordre que le fameux chasse-mouches thermonucléaire. La récurrence, en particulier, est extrêmement utile […] : elle ne se limite pas, comme Premack le laisse entendre, à des syntagmes affectés d’une syntaxe tortueuse. Sans la récurrence, on ne peut pas dire Le chapeau de Pierre ou Je pense qu’il est parti. […] Toutes ces aptitudes permettent d’exprimer des nuances importantes : c’est très différent si une région lointaine est accessible par la piste qui est devant le gros arbre ou par la piste devant laquelle il y a le gros arbre ». Enfin, « les gens partout dépendent de la mise en commun de leurs efforts pour assurer leur survie, en formant des alliances par l’échange d’informations et d’engagements. Cela repose aussi beaucoup sur la grammaire complexe ».
Admettons que ces solutions soient insatisfaisantes. Cette insatisfaction ne saurait conduire au « créationnisme », dont les difficultés demeurent. – « Nous raisonnons trop souvent par l’absurde en philosophie, en croyant suffisante, pour adopter une thèse, la critique légitime qu’elle fait de la thèse opposée. Malheureusement, les deux thèses peuvent avoir l’une et l’autre tort. »
Une première version de cette étude est parue dans La Finalité en question, philosophie et sciences contemporaines, actes du colloque de Dijon, 25-27 mars 1999, sous la direction de Michel Bastit et Jean-Jacques Wunenburger, Paris, l’Harmattan, collection « conversciences » 2000, p ; 241-256
Une deuxième version est parue dans Francis Kaplan philosophes des contradictions indépassables, sous la direction de François Brémondy et de Nicolas Cayrol, Tours, Presses universitaires François Rabeais, collection « perspectives littéraires », 2020, p. 359-398