L’ATTITUDE DIALOGUANTE

Le rôle d’Alain dans la philosophie de la connaissance de Francis Kaplan

François Brémondy

Dans La Vérité – le dogmatisme le scepticisme, qui est son premier livre, (non le premier livre qu’il ait publié, mais le premier qu’il ait rédigé), Kaplan propose une solution au problème qui est, logiquement, le premier problème de la philosophie : peut-on posséder la vérité ? Cette solution, Kaplan se propose de la prouver par « la seule preuve rigoureuse d’une conception philosophique », à savoir « la réfutation systématique de toutes les autres conceptions possibles ». Ici, il s’agit de la réfutation du dogmatisme dans ses différentes versions, du scepticisme, et des différentes tentatives du dépassement de l’antinomie du dogmatisme et du scepticisme, en particulier le pragmatisme, la dialectique et le probabilisme

I

L’argumentation est l’essentiel. Mais le livre n’est pas seulement un livre de philosophie, c’est aussi, même si ce n’est pas là l’essentiel, un ouvrage d’histoire de la philosophie, en ce sens que Kaplan cite systématiquement les auteurs des conceptions qu’il réfute. Il s’en explique, trop brièvement, dans l’Introduction de l’ouvrage : « Est-ce que cela n’a qu’une « signification d’érudition ou de curiosité – comme on parle du théorème de Pythagore ou de la relation de Chasles » ? Pas seulement : Kaplan reconnaît que « la référence aux auteurs des thèses examinées assure, à l’occasion, que la thèse envisagée est réellement soutenable puisqu’elle a été effectivement soutenue. »

Cela a encore un autre effet : celui de corriger l’illusion où peut nous conduire l’histoire traditionnelle de la philosophie, qui « nous oblige à nous placer à un point de vue inadéquat, à discuter ses thèses en fonction de l’ensemble de la philosophie de l’auteur, et non en fonction du problème lui-même. » Kaplan est au contraire amené à constater qu’ « il est arrivé à un même auteur de soutenir en même temps, plus ou moins confusément, des théories différentes, sinon opposées ». C’est par exemple le cas de Descartes, qui est cité, d’abord, dans le chapitre sur l’évidence intellectuelle ; puis dans celui sur la connaissance réflexive ; ensuite dans un troisième chapitre dans lequel Kaplan montre la force de la critique cartésienne du dogmatisme, Kaplan estimant que le Cogito ne surmonte pas le doute auquel conduisent les arguments tirés du rêve, de la folie et de l’hypothèse du Malin Génie ; enfin dans le chapitre sur le probabilisme, puisque dans la première Méditation Descartes remarque que ses anciennes opinions, certes douteuses, étaient du moins « fort probables, en sorte qu’on a beaucoup plus de raison de les croire que les nier », et puisque dans le Discours de la méthode il reconnaît que « les actions de la vie ne souffrant aucun délai, c’est une vérité très certaine que lorsqu’il n‘est pas en notre pouvoir de discerner les vraies opinions, nous devons suivre les plus probables » - certes, il ne le dit pas des opinions spéculatives, mais c’est parce qu’il pense pouvoir obtenir des opinions évidentes ; mais si ce n’est pas possible, est-ce qu’il ne reste pas alors « dans le domaine spéculatif comme dans le domaine pratique à nous rabattre sur des vérités seulement probables » ? C’est aussi le cas d’Alain, qui, à trois ou quatre reprises, est cité et critiqué dans les chapitres exposant les diverses versions du dogmatisme, avant d’être cité et approuvé dans le dernier chapitre où l’on découvre que la solution que Kaplan propose est la conception d’Alain.

Dans le chapitre sur l’évidence, Kaplan cite la réponse qu’adresse Alain à la critique de la perception dans le premier propos de Minerve ou de la Sagesse, « Premier état de notre connaissance » :

« Un matin de dimanche je crois prendre l’Humanité dans une pile de journaux et c’est Le Petit Parisien que je trouve dans ma poche. Je pourrais bien croire que c’est le génie de la modération qui a fait ce changement miraculeux, mais j’aime mieux me souvenir que je n’ai vu de ce journal que la tranche […] Rien n’est plus naturel que l’erreur dès qu’on juge vite et sur de faibles signes. »

Autrement dit l’erreur ne serait due qu’au manque d’attention et au manque de clarté de la perception, de sorte que la perception claire et distincte serait toujours vraie. Kaplan rappelle l’objection classique à cette théorie, tirée de l’hallucination. A quoi Alain aurait sans doute répondu que l’hallucination n’est pas une perception : il écrit en effet dans le premier chapitre du Système des Beaux-Arts :

« Au lieu de croire, ce qui est proprement la folie d’imagination, que c’est l’objet supposé qui fait preuve et produit l’émotion, il est raisonnable de penser que c’est l’émotion qui fait preuve et donne ainsi sens et consistance à des impressions par elles-mêmes mal déterminées. »

N’en est-il pas de même de l’hallucination ? « D’où ce nouveau critère introduit par Alain » : « Il est prudent de ne point trop se croire soi-même, dès qu’une passion forte […] nous anime.» Kaplan objecte que « le critère d’Alain nous oblige à éliminer toutes les connaissances qui nous émeuvent. Or toute vérité intéressante nous émeut nécessairement. » Par exemple « toute vérification scientifique se fait au moyen d’une constatation perceptive. Cette perception ne peut pas ne pas émouvoir le savant. Faut-il ne pas en tenir compte ? Il ne resterait alors que les vérités sans intérêt. » Quoi qu’il en soit, je suis trompé par le prestidigitateur même lorsque je regarde calmement son tour de cartes.

On objectera, avec raison, qu’Alain ne défend pas la perception comme le critère de la vérité. Son propos semble plutôt de répondre au scepticisme. Comme Kaplan lui-même l’objecte plus loin aux sceptiques qui prétendent que « croyance et incroyance sont égales», « les erreurs entraînées par l’inattention [et] les cas d’illusion des sens […] sont, par rapport à l’ensemble des perceptions, somme toute, exceptionnels » de sorte que les probabilités ne sont pas égales.

Dans la dernière section du chapitre VIII, intitulé « la connaissance réflexive », Kaplan examine le dogmatisme cartésien, d’après lequel je ne puis pas me tromper en me connaissant comme pensant et existant. Il lui objecte que l’inexistence du sujet n’est pas inconcevable, puisque c’est, par exemple, le point de vue du scientisme « pour qui la réalité se réduit à un ensemble de liaisons causales dans lequel s’évanouit toute subjectivité » tout est déterminé, c’est-à-dire que tout s’explique extrinsèquement. » Kaplan invoque alors Alain qui expose cette conception dans les Entretiens au bord de la Mer : « Alain expose parfaitement « cette loi de l’extérieur absolu », de l’univers qui nie « toute détermination interne » :

« Ce qui naît, ce qui meurt, tout dépend d’autre chose, et il n’y a jamais d’autre raison pour qu’une chose soit telle qu’elle est que ceci : qu’une autre chose est telle ou fut telle […] Si jamais quelque raison suffisante se montrait quelque part, quelque raison dans la chose », cela signifierait « une sorte de dieu pensant dans la chose. »

Kaplan reconnaît que certes « pour Alain, à côté de l’univers, il y a l’esprit libre. Mais il suffit de considérer, avec le scientisme, que l’esprit, lui aussi, est déterminé pour que le je s’évanouisse comme se sont évanouis les dieux de la mythologie. »

Kaplan revient à cette conception d’Alain à la fin de La Vérité et ses Figures. Examinant la démonstration sartrienne de la subjectivité du temps, il lui objecte qu’« il reste à démontrer que la réalité hors de la conscience soit en soi » et il lui oppose la conception d’Alain :

« La réalité hors la conscience qu’Alain appelle l’existence », écrit-il, « n’appartient pas à telle classe ou telle autre, elle n’est que le rapport extérieur, d’après lequel il n‘arrive rien en aucune chose que ce qui n’est pas elle. Et par l‘application de ce rapport qui nous jette toujours à autre chose et sans fin à autre chose, nous explorons l’existence dont la mer est une meilleure image que la terre des hommes, où on croirait souvent que les choses existent chacune par soi. »

« Je suis, dit l’Univers, un tout dont la loi est d’être partie. Chacune de ses parties n’est que soi, mais chacune aussi n’est que les autres Ce qui est, et qui arrive, et qui naît, et qui meurt tout dépend d’autre chose, et cette raison d’être, qui est de l’autre, n’est pas une raison car l’autre dépend encore de l’autre, et il n’y a point d’autre raison pour qu’une chose soit telle qu’elle est, que ceci, qu’une autre chose est telle, ou fut telle. »

Dans le chapitre suivant, « La négation de l’erreur », Kaplan envisage l’une des façons de nier l’erreur : « Compte tenu de la situation du sujet connaissant, des éléments qu’il a à sa disposition, de son éducation, de son caractère, ce qu’il affirme est nécessairement vrai » ; et il cite en note le propos d’Alain intitulé « Trop de vérités », repris dans Minerve ou de la Sagesse :

« Tout est vrai. Par réflexion même l’erreur est vraie, car il y a toujours quelque raison d’un jugement et il exprime toujours un état de chose et de moi . »

Dans la suite immédiate du propos, Alain semble attribuer cette conception à Spinoza :

« C’est dans Spinoza que ceux qui désespèrent de jamais penser le vrai trouveront consolation […] Selon l’exemple fameux de ce philosophe, l’homme qui disait : « ma cour s’est envolée dans la poule de mon voisin » exprimait encore une vérité sur la situation de ses organes parleurs, ou pour autrement dire, sur la disposition de son imagination qui lui faisait prononcer un mot pour un autre. »

C’est de fait ce que Spinoza expose dans l’Ethique .

Mais Kaplan, lui, distingue ces deux conceptions. Il distingue en effet quatre façons de nier l’erreur. La première, inspirée de Parménide, consiste à dire que penser quelque chose de faux, c’est penser quelque chose qui n’est pas, et que penser ce qui n’est pas, ce n’est rien penser. (Cette conception présuppose l’identité de la pensée et de l’être, de la connaissance et de la réalité, alors que si la connaissance veut être identique à la réalité, elle ne l’est pas par nature). La deuxième, c’est la conception de Spinoza qu’on vient de voir d’après laquelle là où nous croyons qu’il y a erreur, il y a seulement confusion de mots, malentendu. La troisième, c’est de reconnaître qu’il y a toujours dans l’erreur quelque chose de vrai, c’est une autre conception de Spinoza, d’après qui « il n’y a dans les idées rien de positif qui permette de les dire fausses. » L’erreur de celui qui croit le soleil à deux cents pieds ne serait pas dans cette imagination mais dans l’ignorance de la vraie distance et de la cause de cette imagination. Mais en réalité, je n’ignore pas seulement la vraie distance du soleil lorsque j’affirme qu’il est à deux-cents pieds.

Quant à la première théorie de Spinoza qu’évoque Alain, Kaplan lui objecte que certes, dans cet exemple, il n’y a pas d’erreur, mais qu’on ne peut ramener toutes les erreurs à des malentendus. Et il note que Spinoza le reconnaît implicitement, se refusant de généraliser la théorie du malentendu qui ne porterait que sur « la plupart des erreurs », laissant donc la place à un autre type d’erreur.

En ce qui concerne la conception qu’expose Alain, Kaplan y reconnaît, non pas celle de Spinoza, mais celle de Protagoras : « Telles tour à tour m’apparaissent les choses, telles elles me sont, telles elles t’apparaissent, telles elles te sont », de sorte que « l’homme est la mesure de toutes choses » (chaque homme et non l’homme en général) de sorte qu’on pourrait alors dire que « personne ne pense des choses fausses ». Kaplan critique cette doctrine:

« ou le sujet connaissant ne se situe pas lui-même à un certain point de vue, c’est nous qui du dehors le jugeons et expliquons la différence entre sa connaissance et la nôtre par son point de vue, et il se trompe au moins en ceci qu’il pense que sa connaissance est indépendante de son point de vue, qu’elle est universelle, alors qu’elle ne le serait pas ; ou il se situe lui-même à un certain point de vue particulier, et il ne peut le faire sans se placer à un point de vue universel. »

Platon avait déjà objecté à Protagoras qu’il est impossible de maintenir l’équivalence des points de vue en ce qui concerne les prévisions :

« Pour les choses à venir, dirons-nous, ô Protagoras, a-t-il aussi le critère en soi-même et telles il croit qu’elles seront, est-ce telles aussi qu’elles deviennent pour lui, sujet de cette croyance ? La chaleur, par exemple : l’un le patient, croit qu’il sera pris de fièvre et qu’il aura tel degré de chaleur ; l’autre, le médecin, a la croyance contraire. Suivant laquelle de ces deux opinions l’avenir se réalisera-t-il ? Sera-ce suivant les deux ? »

Platon a aussi montré qu’il est aussi impossible de maintenir cette équivalence en ce qui concerne l’utilité des connaissances :

« Pas un, au moins dans les plus grands périls, la guerre, la maladie, la tempête sur mer, à ne pas considérer comme des dieux en chacun de ces domaines, sont maîtres et à ne point voir en eux ses sauveurs, alors qu’ils n’ont d’autre supériorité que celle-ci : le savoir. »

La réalité de l’erreur est donc irréductible.

II

La première partie de l’ouvrage, la plus longue, est constituée par la réfutation du dogmatisme, de ses différentes versions, chacune proposant un critère de la vérité : la certitude, l’évidence perceptive, l’évidence intellectuelle, la démonstration, la vérification expérimentale, le principe d’autorité, la connaissance réflexive. Comme on l’a vu, le dernier chapitre envisage le dernier refuge du dogmatisme, la négation de l’erreur. La conclusion semble le scepticisme. Mais le scepticisme conduit à la suspension du jugement, c’est-à-dire à l’impossibilité de penser et d’agir : « impossibilité de penser, car il est manifeste qu’il n’y a pas de pensée sans jugement, impossibilité d’agir, car la moindre de nos actions exige la confiance en nos perceptions et en nos raisonnements. » Certes Sextus Empiricus a nié que les sceptiques aient accepté les conséquences pratiques de leur scepticisme. Kaplan estime que la distinction de la théorie et de la pratique n’a un sens que chez Descartes, qui espère échapper au doute. Mais « si le scepticisme est définitif, […] rien ne justifie cette distinction ». Sextus affirma d’autre part que les sceptiques donnaient leur assentiment aux connaissances réflexives, poussés par une nécessité subjective. Kaplan lui répond que « si une nécessité subjective suffit à légitimer une connaissance, ce serait toutes les crues évidentes qui devraient être considérées comme légitimes. » Quoi qu’il en soit, cet assentiment aux impressions subjectives ne permet pas de justifier le refus d’un scepticisme pratique. Les sceptiques maintiennent cependant le principe de la suspension de tout jugement théorique. Certes comme l’ont montré Pascal et Hume, on ne peut pas être sceptique, c’est contraire à la nature humaine. Mais ne doit-on pas l’être ? Kaplan répond que non, car le scepticisme est contradictoire :

« Le sceptique affirme : "Il n’y a pas de connaissance valable". Dans la mesure où il l’affirme, c’est pour lui une connaissance valable, de sorte que le fait de l’affirmer contredit le contenu de l’affirmation »

Montaigne a proposé une échappatoire : la thèse sceptique « serait plus conceue par interrogation : que scai-je ? » Kaplan lui répond qu’« une interrogation ne peut constituer une conception. »

Mais « la critique du scepticisme n’annule pas la critique du dogmatisme ». Il faut donc « offrir au sceptique comme au dogmatique une alternative. » Comment faire ? « Un faux dilemme est un dilemme qui repose sur un présupposé admis à tort comme allant de soi. » Kaplan entreprend alors de chercher ces présupposés.

1

Les sceptiques présupposent qu’on ne doit assumer que des connaissances valables et qu’une connaissance valable est infailliblement vraie. Cela implique qu’« une connaissance fausse n’est pas valable et doit être rejetée ». Mais, demande Nietzsche, « en admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non vrai? » - Pour Nietzsche, « il est […] nécessaire qu’il y ait des thèses tenues pour vraies, non pas des choses vraies ». Mais Kaplan considère que la position de Nietzsche est difficilement tenable : « comment croire que le mensonge vital est vrai en sachant que c’est un mensonge ? » D’autre part Nietzsche dénonce comme « une des exagérations les plus dangereuses de vouloir la connaissance […] pour elle-même » ; s’il en dénonce le danger, il admet qu’elle existe .

2

Peut-on mettre en doute le postulat que la connaissance est vraie ou fausse ? C’est ce que semblent avoir pensé Héraclite, selon qui « tout est vrai et tout est faux », et Pascal, selon qui « rien n’est purement vrai ». S’il en est ainsi, tout est faux. Car par définition l’erreur contient une part de vérité, puisque par définition, elle ressemble à la vérité. Or il est contradictoire que tout soit faux

3

Mais on peut concevoir qu’une erreur puisse être plus vraie et moins fausse qu’une autre. Certes, pour savoir quelle est, de deux propositions, laquelle est plus vraie que l’autre, il faudrait connaître la proposition absolument vraie et déduire laquelle s’en rapproche le plus – on reviendrait au dogmatisme. Mais considérons l’erreur : elle peut s’expliquer par des connaissances dont on ne dispose pas encore. De fait la science manifeste un progrès. Le scepticisme serait donc dépassé, puisqu’on disposerait d’un critère permettant de distinguer entre les connaissances, d’en admettre certaines et d’en rejeter d’autres et le dogmatisme le serait aussi, puisqu’aucune vérité absolue ne serait possible » L’histoire des sciences suggère qu’elles ne parviennent jamais à un état définitif. Kaplan appelle dialectique « cette conception qui remplace la considération de la connaissance par celle du processus de la connaissance et pour qui cette connaissance est un progrès. »

Mais Kaplan estime que ce double dépassement ne résiste pas à l’analyse. D’abord, la dialectique ne permet pas de dépasser les arguments sceptiques fondés sur le rêve, la folie, et l’hypothèse du Malin Génie. D’autre part il faudrait qu’on ne puisse atteindre de vérités définitives. Or aucun dialecticien n’a été jusqu’à l’affirmer. Hegel lui-même proclama « comme étant la vérité absolue tout le contenu dogmatique de [son] système, ce qui est en contradiction avec sa méthode dialectique qui dissout tout ce qui est dogmatique. » Mais Engels lui-même déclara que « la vérité et l’erreur […] n’ont précisément de validité absolue que pour un domaine extrêmement limité » : Kaplan le souligne : « si ce domaine est limité, il n’en est donc pas moins réel ». Mais imaginons un dialecticien qui, contrairement à Hegel, refuserait de se placer à la fin de l’histoire et qui, contrairement à Engels, refuserait toute vérité définitive, il « devrait admettre au moins une vérité définitive – qu’il n’y a pas de vérité définitive ». De fait Engels demande qu’« on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles », - autrement dit qu’« on cesse une fois pour toutes de cesser une fois pour toutes – ce qui est contradictoire »

Non seulement cette thèse est contradictoire mais, en tant qu’elle est fondée sur la science, elle n’est pas suffisamment fondée. Certes, l’histoire de la science montre qu’un certain nombre de vérités qu’on croyait définitives ne l’étaient pas, mais cela ne prouve pas qu’aucune des vérités qu’on croit définitive ne l’est, cela prouve seulement que c’est possible – ce qui est la thèse, non de la dialectique, mais du scepticisme.

Enfin, il reste un domaine où l’on ne saurait affirmer que les vérités ne sont pas définitives, c’est le domaine des vérités de fait.

Quant au progrès, il y a des régressions, comme l’a admis Engels dans l’AntiDühring, ce qui n’empêcherait pas le processus d’être dans son ensemble progressif. Mais alors on cumule le dogmatisme et le scepticisme : « On postule le dogmatisme parce qu’on ne peut distinguer le progrès et une régression qu’en se plaçant à la fin de l’histoire : ce qui semble progrès même sur une très longue période peut être une régression par rapport à une plus longue période, seule la fin de l’histoire permet de juger, c’est-à-dire la fin de la dialectique, la vérité absolue. Et puisqu’elle est inaccessible, à ce dogmatisme idéal correspond un scepticisme de fait : je ne puis savoir si telle connaissance concrète est progrès ou régression. »

4

On peut s’attaquer à un dernier présupposé commun du dogmatisme et du scepticisme, celui d’après lequel toute connaissance valable est indubitable. La connaissance probable, « non indubitable mais cependant valable » dépasserait l’antinomie du dogmatisme et du scepticisme, donnant raison au scepticisme d’affirmer contre le dogmatisme qu’il n’y a pas de connaissance indubitable, et raison au dogmatisme d’affirmer contre le scepticisme qu’il y a des connaissances valables. Telle aurait été la thèse de Carnéade qui « avait coutume de se laisser aller jusqu’à prétendre que le sage peut s’en tenir à l’opinion, c’est-à-dire à l’erreur » - l’erreur, « non pas une affirmation que l’on sait fausse mais une connaissance non valide. »

Cependant « ce qui paraît probable à l’un ne le paraît pas nécessairement à l’autre. » C’est manifeste partout, même dans le domaine scientifique. Comme l’a écrit Cournot,

« la raison […] en appréciant certaines suppositions ou hypothèses, admet les unes à cause de l’ordre et de l’enchaînement qu’elles introduisent dans le système de nos connaissances, et rejette les autres […] […] Ce […] jugement de la raison qui produit sous certaines conditions une certitude et une conviction inébranlable, dans d’autres cas ne mène qu’à des probabilités […] qui n’agissent pas de la même manière sur tous les esprits. Par exemple, telles théories physiques sont, dans l’état de la science, réputées plus probables que d’autres […] parce qu’elles sont plus simples ou qu’elles font ressortir des analogies plus remarquables : mais la force de ces analogies ne frappe pas au même degré tous les esprits, même les plus éclairés et les plus impartiaux. […] La raison est saisie de certaines probabilités […] Ces probabilités changent par les progrès de la science. Telle théorie […] finit par obtenir l’assentiment unanime ; mais les uns cèdent plus tard que d’autres, preuve qu’il entre dans les éléments de cette probabilité quelque chose qui varie d’un esprit à l’autre. » « Cette probabilité subjective, variable, qui parfois exclut le doute […], qui, d’autres fois, n’apparaît plus que comme une lumière vacillante, est ce que nous nommons la probabilité philosophique . »

Comme on voit, « il ne semble pas que cette subjectivité pose problème à Cournot. » « A chacun sa probabilité » ? On retrouverait la théorie de Protagoras, transposée de la vérité à la probabilité – et les mêmes difficultés : « comment une même connaissance peut-elle être à la fois valide et non valide? »

Kaplan ajoute que « quand je dis qu’une connaissance est probable, je le dis à tout le monde […] je veux donc dire qu’elle est valable pour tout le monde. Quand je dis quelque chose, j’implique que ce que je dis a une validité qui doit dépasser ma subjectivité. Il est donc contradictoire que je dise que ce que je dis ne dépasse pas cette subjectivité. »

Dira-t-on que cette objection n’est possible que parce qu’il y a d’autres sujets ? Kaplan fait alors remarquer que « les autres ne jouent aucun rôle dans la philosophie cartésienne et spinoziste de la connaissance » et il cite à nouveau Alain, « fidèle disciple, en cela de ces philosophies », Alain qui écrit dans Les Idées et le Ages que « toute connaissance véritable est de réflexion » et ne relève que de « cette lumière de la conscience en difficulté avec elle-même». L’objection de Kaplan serait donc fondée sur le fait contingent de l’existence des autres, non sur la nature de la vérité. Kaplan répond qu’« il est de l’essence de la vérité d’être universelle, donc d’impliquer autrui. » C’est là le fondement de la solution exposée dans le dernier chapitre, intitulé « le dialogue »

5

La critique probabiliste admet comme allant de soi que chaque sujet est enfermé dans sa subjectivité. Kaplan objecte que, par le dialogue, les sujets peuvent surmonter leur subjectivité. Il est en effet de l’essence du langage de s’adresser à autrui. Cela signifie que lorsque je pense qu’une proposition est vraie, je cherche à en convaincre autrui lorsqu’il pense que c’est la proposition contraire qui est vraie, et que de même autrui cherche à me convaincre de la proposition qu’il pense vraie. Et il est de l’essence du langage d’être compris, en général, par celui à qui s’adresse celui qui parle. Cela signifie que chacun peut admettre, au moins hypothétiquement, une proposition contraire à ce qu’il pense Dans le dialogue, c’est donc à l’intérieur de chaque sujet que se trouve la contradiction – et la possibilité de la surmonter. Le dialogue n’est plus alors – plus seulement - une lutte entre deux forces de conviction individuelles, l’une voulant s’imposer à l’autre. Car dans le dialogue, quel que soit le rôle de la force de conviction, chacun s’appuie sur des arguments logiques qui prétendent tirer leur efficacité d’autre chose que l’individualité des interlocuteurs. C’est-à-dire qu’ils doivent être examinés indépendamment du fait qu’ils sont avancés par moi ou par mon interlocuteur, il faut que je considère du même œil mes arguments et les arguments d’autrui, que, par conséquent, je dépasse mon évaluation individuelle de probabilité.

Kaplan décrit alors le dialogue authentique. Il souligne, en particulier, qu’« écouter autrui implique que l’on prenne au sérieux ses arguments ». Autrement dit, « il faut commencer par lui donner raison, et pas seulement sur certains points que l’on estime pouvoir récupérer ou dans ce en quoi il s’accorde avec moi. » Et c’est alors que Kaplan cite la lettre d’Alain à Paul Rivet et Paul Langevin du 5 janvier 1936 : « Il y a un moment où l’esprit dogmatique doit se mettre dans les raisons qui lui sont le plus opposées […] C’est ainsi qu’on réfléchit. »

On sera tenté d’opposer plusieurs textes d’Alain qui vont apparemment en sens contraire. Ainsi, dans le propos du 1er août 1921 intitulé « la difficulté de penser » Alain déclare qu’il admire l’homme qui refuse la preuve de l’interlocuteur :

« J’ai observé comment un esprit vigoureux esquive la preuve forte, et qu’il voit venir de loin, refusant attention à ce que vous dites, non parce qu’il le juge faible, mais parce qu’il le juge fort et récitant en lui-même son serment de fidélité comme une prière. L’homme est beau alors… »

Et dans un propos du 22 décembre 1913 Alain a témoigné de ses propres efforts pour résister à l’influence d’autrui :

« Lorsqu’un assaut d’idées se produit, par un évènement émouvant, ou par l’éloquence de quelqu’un, ou par un livre que je lis, je rentre d’abord dans mon fort, et j’y organise la défense. Et après que j’ai résisté avec peine, battant le rappel, secouant les raisons, éveillant les preuves, souvent assez péniblement, je m’aperçois le lendemain que mes défenses étaient bonnes et que l’ennemi était bien faible. »

Enfin, dans un chapitre sur l’éloquence du Système des Beaux-Arts, Alain critique la logique et la discussion :

« Par l’usage des plaidoyers et des discours politiques, et de l’enseignement oral aussi, il s’est formé une méthode de raisonner qui est la source de la plupart de nos erreurs. Et beaucoup, formés à cette école, argumentent toujours avec eux-mêmes. D’où est né la logique, qui, heureusement, dès qu’elle s’est présentée à l’état de pure théorie dans les travaux d’Aristote, a fait voir aussitôt la faiblesse de toute chaîne de preuves. Aussi voyons-nous qu’Aristote est de tous les philosophes celui qui argumente le moins. Mais déjà ceux qui lisent attentivement les célèbres Dialogues de Platon ne peuvent manquer de remarquer le contraste entre l’argumentation serrée, presque toujours puérile, et la force de ses belles analyses, qui interrompent le dialogue, et où l’esprit ne retrouve ni principes ni postulats ni déductions […] Mais, malgré ces fortes leçons, le raisonnement a encore trop d’emprise. Le raisonnement triomphe de la raison même dans les œuvres écrites ; et le goût de la discussion détourne plus que jamais l’esprit de ses vrais chemins, le vrai pour moi n’étant rien de plus que ce que j’ai prouvé à d’autres sans réplique. »

En contradiction apparente avec ce qu’il vient de soutenir et de la lettre à Rivet et Langevin qu’il vient de citer, Kaplan approuve ces déclarations : « Je ne dois pas abandonner ma position sans combat », « j’ai à me défendre contre les opinions trop éloquentes d’autrui, contre des preuves qui se présentent avec trop de force ou trop d’habileté, contre des arguments qui s’adressent à ma sensibilité… », - étant entendu que « l’assaut contenu, les passions calmées, l’effet de surprise amorti, j’ai à me délivrer de mon serment de fidélité à moi-même, j’ai à prendre le parti d’autrui et alternativement reprendre mes arguments, passer d’un parti à l’autre pour décider en connaissance de cause. » Kaplan reconnaît que « les discussions s’égarent souvent sur des points de détail sans importance, en perdant de vue l’essentiel », c’est en ce sens qu’Alain peut dire que « le raisonnement triomphe de la raison » et que « le goût des discussions détourne [l’esprit] de ses vrais chemins». Cependant, concernant l’opposition des belles analyses et de l’argumentation serrée des Dialogues de Platon, il répond à Alain qu’« à ces analyses peuvent s’opposer d’aussi belles analyses en sens inverse : il faut décider et comment sinon par dialogue et discussion ?» Cependant il reconnaît qu’«Alain a raison de critiquer la thèse selon laquelle « le vrai n’est rien de plus que ce que j’ai prouvé à d’autres sans réplique »

Kaplan voit dans la science les exemples de vrais dialogues et selon lui, c’est ce dialogue qui la caractérise et ce que lui-même recherche : « une consensualité telle que mon "probablement vrai" ne s’oppose plus à d’autres "probablement vrais", mais est devenu un "probablement vrai" commun. » Et il explique longuement la raison du succès du dialogue scientifique : une institution qui permet la discussion exhaustive. Mais il n’en conclut pas qu’il ne peut y avoir de vérité en dehors d’une telle institution. « Ce serait contradictoire. Car cette conclusion […] se veut vraie [alors qu’] elle ne relève pas de la science, mais de la philosophie […] Elle affirmerait donc le contraire de ce qu’elle impliquerait. » Mais entre le dialogue institutionnel qui définit la science et la pure subjectivité, il y a place pour ce que Kaplan appelle « une attitude dialoguante ».

« L’intérêt de l’institution scientifique […] consiste en particulier à mettre à la disposition de ses membres toutes les thèses, tous les arguments, toutes les objections existant à un moment donné. Je dois remplacer cette mise à disposition en quelque sorte automatique, sans réel effort de ma part, par une attitude active consistant à ne pas me reposer dans le résultat d’une confrontation avec une seule thèse : je dois rechercher les autres objections et les autres thèses existantes. […] D’autre part, l’institution scientifiques pousse ses membres à inventer de nouvelles objections et de nouvelles thèses en les récompensant par des honneurs, par de la puissance ou matériellement ; avec ou sans récompense, j’ai à le faire aussi. »

Kaplan retrouve ainsi la pensée de Lagneau et d’Alain : « On ne peut être dans la vérité comme dans un état », disait Lagneau. Kaplan précise :

« On ne doit pas être dans la vérité comme dans un état. Notre attitude doit être, au contraire une attitude de souplesse, comparable à celle de quelqu’un qui marche sur un terrain dangereux, risquant de céder sous son poids : il faut à la fois se poser parce qu’on ne peut pas rester en l’air, et en même temps tâter l’endroit sur lequel on se pose pour s’assurer de sa solidité, et être à tous moments sur le point de sauter sur un autre endroit. »

Et il cite d’Alain une série de textes : un mot du huitième des Entretiens au bord de la mer : « refuser la preuve et la refaire », un autre des Idées et de la Sagesse : « continuellement douter et en même temps s’assurer », un mot des « Marchands de Sommeil » : « Toute idée devient fausse au moment où on s’en contente » Et il lui donne raison de critiquer, dans le Système des Beaux-Arts la thèse selon laquelle « le vrai [n’est] rien de plus que ce que j’ai prouvé à d’autres sans réplique. »

La difficulté essentielle que pose le problème de la possession de la vérité n’est donc pas intellectuelle. Elle est d’abord morale : il faut que j’accepte de traiter ma connaissance comme celle d’autrui, sans la privilégier parce que c’est la mienne. Elle est ensuite existentielle : il faut que je surmonte l’angoisse de ne pouvoir avoir de certitude absolue au sujet des questions qui m’intéressent le plus. Elle est enfin psychologique : Kaplan voit une des causes du dogmatisme dans le manque de l’énergie que réclame l’effort qu’exigent le réexamen indéfini de nos propres idées, la compréhension et la critique de celles des autres.

« On ne dira jamais assez combien l’esprit est paresseux et combien les marchands de sommeil dont parle Alain trouvent de connivence en nous : rester éveillé coûte de l’énergie. »

Si le dogmatisme a un aspect existentiel, il en est de même du scepticisme.

« Il faut en effet être capable de juger – provisoirement, certes, mais juger provisoirement, c’est encore juger – que telle connaissance est à assumer, juger, c’est-à-dire décider, c’est-à-dire vouloir ; il faut être capable d’assumer cette connaissance et assumer exige un effort ; puisqu’elle n’est que probable, elle peut être fausse, il faut être capable d’accepter ce risque. »

Là , à nouveau, Kaplan cite la célèbre page de l’Histoire de mes Pensées d’Alain :

« Il n’y a pas de preuve à la rigueur. Telle est l’instable situation qui veut courage tous les matins. »

Autrement dit, il faut vouloir : « N’importe quelle vérité, il faut la vouloir. » Cette capacité à vouloir, à faire un effort, à accepter un risque, définit la santé psychique et Kaplan cite à ce sujet Nietzsche qui voit dans le scepticisme « la forme spirituelle d’une certaine condition physiologique aux aspects multiples qu’en langage ordinaire on nomme débilité nerveuse. »

C’est donc par une certaine attitude subjective que Kaplan définit ce qui nous autorise à assumer :

« Mais alors que les autres attitudes s’excluaient mutuellement, cette attitude implique le probabilisme et réciproquement celui-ci l’implique. [En effet,] si je ne dois assumer des connaissances que jusqu’à preuve du contraire, si je dois être prêt à les remettre en question en les confrontant avec les thèses et les objections d’autrui, c’est parce qu’elles ne sont que probables ; et si elles ne sont que probables, je ne dois les assumer que jusqu’à preuve du contraire en les confrontant avec les thèses et les objections d’autrui. L’attitude est la dimension subjective, la probabilité la dimension objective de la possession de la vérité. »

L’attitude ainsi définie – « l’attitude ouverte » – ne garantit pas la vérité. Il peut se faire que le dogmatique ait raison contre l’esprit ouvert. Mais cela condamnerait-il le probabilisme au bénéfice du dogmatisme ? Nullement. Car ce serait oublier que le dogmatique a raison par hasard et que l’esprit ouvert se trompe par hasard. « A la limite, le dogmatique qui a raison par hasard ne connaît pas selon la formule d’Alain dans un Propos de 1929 « disant peut-être le vrai, mais sans être dans le vrai ». Objectera-t-on qu’il est plus important de donner son assentiment à une proposition qui se trouve être vraie par hasard – donc sans connaître le vrai – que de connaître une proposition qui se trouve fausse par hasard et d’ignorer la proposition vraie ? Kaplan répond : d’abord, comment savoir laquelle est la vraie ? Ensuite, si c’est important, sur quel plan ?

Sur le plan spéculatif ? Mais pour avoir une valeur spéculative, une proposition ne peut se borner à elle-même, il faut lui adjoindre les attendus qui la fondent et le dogmatique ne le fait pas ou le fait d’une manière insuffisante. Et Kaplan cite à nouveau « Les Marchands de sommeil » :

« Croire que le soleil tourne autour de la terre, ou croire au loup garou, c’est rêve de rustre ; mais si vous croyez, vous, que la terre tourne sans comprendre pourquoi vous le croyez, ou si vous répétez que le radium semble une source inépuisable d’énergie, sans savoir seulement ce que c’est qu’énergie, ce n’est toujours là que dormir et rêver […] Toute idée devient fausse au moment où on s’en contente. »

Si c’est sur le plan pratique, une vérité isolée ne suffit jamais, elle ne peut être efficace que jointe à une multitude de vérités. Et le hasard qui a permis au dogmatique d’avoir raison une fois n’a aucune raison de se renouveler, de sorte que sa vérité risque d’être noyée par d’autres erreurs, tandis que l’erreur de l’esprit ouvert aura chance d’être compensée par ses autres vérités. Si en effet le calcul des probabilités autorise le dogmatique à avoir raison quelquefois et l’esprit ouvert (à avoir) quelquefois tort, il exige, par contre que le premier se trompe bien plus souvent que le second. La manière de trouver la vérité est donc bien plus importante que sa simple possession parce qu’elle en est en général la condition et qu’elle seule la rend valable. D’où le paradoxe des stoïciens disant que « le sage ne se trompe jamais même quand il dit le faux », d’où, en tout cas, leur thèse selon laquelle « la science réside dans la tension et l’effort », qu’Alain cite dans La Théorie de la connaissance des stoïciens.

Il est certes possible que ce qui apparaît probable à un esprit ouvert apparaisse probablement faux à un autre esprit ouvert. Chacun a raison de défendre sa thèse, sinon il n’y aura pas de discussion et la vérité – la vérité probable – n’apparaîtra pas. Cette situation peut n’être provisoire – c’est en général le cas en science. Mais elle peut durer. « Il faudra alors vivre avec deux vérités, l’une que l’on assume et à laquelle on croit et une autre dont on sait qu’elle est possible puisqu’un autre esprit ouvert l’assume. C’est difficile à vivre, mais ce n’est pas contradictoire car nous savons que la vérité que l’on assume n’est que probable, quelle est peut-être fausse. »

Certes, apparemment au moins, une connaissance absolument et légitimement certaine, qui s’impose à tous, sans doute, sans décision à prendre, sans risque, serait bien plus satisfaisante. Kaplan le nie : « Une telle vérité, si nous la possédions, nous transformerait en choses, en simples machines enregistreuses ». Et il retrouve ici Lagneau et Alain, (qu’il cite en note) Lagneau tel que le cite Alain dans l’Histoire de mes Pensées : « Lagneau disait quelquefois qu’une preuve à la rigueur transformerait l’esprit en chose. » Et Alain qui développe l’idée de Lagneau dans le huitième des Entretiens au bord de la mer.

« La chose refuse l’homme, dit le vieillard, mais l’homme, par ce même mouvement, refuse la chose et se trouve pensant. La géométrie prouve aussi le géomètre. Car, pour qui est soumis aux preuves, il n’y a plus de preuves.

Oh Oh dit Lebrun, cela est trop vif pour moi. Doucement, s’il vous plaît, maître. […] « Comment pouvez-vous dire qu’il n’y a plus de preuve si l’on se soumet aux preuves ? »

Le vieillard rêva un moment, puis il répondit en ces termes : « Concevez seulement une preuve sans demande, une preuve qui s’impose, qui force, qui lie ; une preuve sans recours ; une preuve qu’on ne puisse considérer sans s’y laisser choir […] N’est-ce pas machine et chose du monde ? »

« Force en effet, dit Lebrun, et étrangère ; fait de l’homme, mais de l’homme objet. C’est ainsi que compte la machine à compter ; mais aussi ce n’est point compter. »

III

Kaplan a publié plusieurs études qui relèvent de l’histoire de la philosophie. A chaque fois il s’agit d’études d’auteurs qui ont traité d’un problème qu’il a lui-même traité. C’est pourquoi ces études ont l’originalité de donner raison ou tort à l’auteur étudié. Il s’en justifie au début de « Descartes à la recherche de la certitude » :

« Lorsqu’on étudie la conception cartésienne de l’évidence, on se garde trop souvent de demander s’il a raison ou tort. On l’étudie trop souvent comme on étudierait la religion d’un peuple primitif qui ne nous concerne pas, pour laquelle l serait inconvenant de s’interroger sur sa vérité ou sa fausseté, qu’on cherche à comprendre, certes, mais dont il est entendu que ses problèmes ne sont pas les nôtres et, en tout cas, ses réponses, il n’y a même pas à se poser la question de savoir si elles peuvent être nos réponses. La seule aune à laquelle il conviendrait de les juger serait leur cohérence. »

Kaplan déclare au contraire considérer que « Descartes s’adresse à [lui], qu’il pose un problème et que ce problème est le [sien] qu’il [lui] propose des arguments qui veulent [le] convaincre, qu’[il a] donc à répondre qu’[il est] convaincu ou non et sinon pourquoi. »

Plusieurs études correspondent ainsi à La Vérité, le dogmatisme et le scepticisme : deux articles sur Descartes, L’Ethique de Spinoza et la méthode géométrique, et « Alain, philosophe de la vigilance », conférence prononcée en janvier 1996 devant les élèves de terminale du lycée de Mortagne. Dans cette conférence Kaplan expose ce qu’il a appelé « l’attitude dialoguante » :

« Nous voudrions avoir des connaissances qui, une fois établies, restent. C’est ce que voulait Descartes. Il voulait, à partir d’évidences, construire des axiomes dont il serait absolument certain, en déduire d’autres théorèmes dont il serait certain, etc. Alain dit, non nous n’avons jamais de connaissances absolument certaines parce que cela voudrait dire que ces choses continuent à exister sans qu’on les réexamine, qu’elles existent en elles-mêmes, qu’elles deviennent en quelque sorte vraies en soi. Alain dit que c’est comme le tonneau des Danaïdes. Si l’on ne remet pas de l’eau, le tonneau deviendra vide. Si on ne réexamine pas la connaissance, elle devient aussi vide. »

Kaplan y confronte systématiquement Alain à Descartes :

« Alain, en fait, suit Descartes jusqu’au Malin Génie mais pas au-delà. […] Alain en reste au doute. »

Plus exactement

« le doute pour Alain […] n’est pas, quoi qu’il en dise, le même que pour Descartes. […] D’abord, le doute de Descartes est préliminaire ; c’est un doute de méthode qui est destiné à être fait une fois pour toutes et qu’on abandonne très vite. […] Ensuite, ce doute, tant qu’il est là, aboutit […] à une attitude de rejet. Descartes dit que ce qui est douteux il le rejette ; il le considère comme faux. Ce n’est pas ce que fera Alain. »

Le doute d’Alain n’est pas non plus celui des sceptiques :

« Que font les sceptiques ? A la différence de Descartes ils ne rejettent pas les connaissances douteuses en les considérant comme fausses puisqu’elles sont douteuses. Ils vont suspendre leur jugement. […] Or ce n’est pas non plus la position d’Alain. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas possible de vivre ainsi. On ne peut vivre en doutant de tout. »

Quel est alors le doute d’Alain ?

« C’est le doute à propos duquel ne joue que l’argument du Malin Génie. […] « A l’égard des choses certaines, Alain dit : continuons à les admettre mais en en doutant en même temps, c’est-à-dire en étant prêt à tout moment à les réexaminer, en les considérant en quelque sorte comme provisoires. Tout est définitivement provisoire. »

« Descartes, à partir du [Cogito], continue en prouvant l’existence de Dieu, en prouvant que ce Dieu n’est pas trompeur, et que, par conséquent, les évidences que j’ai sont vraies. […] Alain suit Descartes jusqu’au Malin Génie, mais pas au-delà. Il dira toujours qu’il est disciple de Descartes. En réalité, il est disciple de Descartes jusqu’au Malin Génie, mais il ne fera pas l’étape suivante, c’est-à-dire la démonstration des vérités évidentes. Il refuse au fond la légitimité des évidences, c’est-à-dire des certitudes absolues. Il n’y en a pas. Mis à part le Cogito sur lequel je n’insisterai pas, Alain en reste au doute. »

Autrement dit Alain aurait été d’accord avec l’argumentation du chapitre VII de La Vérité le dogmatisme et le scepticisme, dans laquelle Kaplan défend l’hypothèse du Malin Génie : « Je ne pense pas que [cette] hypothèse soit aussi fictive et [les] raisons de douter aussi faibles qu’on veut bien le prétendre. » Selon lui en effet Descartes ne serait pas parvenu à échapper au Malin Génie. Descartes reconnaît qu’il est « contraint d’avouer qu’il est facile [au Malin Génie], s’il le veut, de faire en sorte qu’[il l]’abuse [lui]-même dans les choses qu’[il] croit connaître avec une évidence très grande. » C’est pourquoi il faut ajouter à l’évidence que Dieu n’est pas trompeur et d’abord qu’il existe. Mais Kaplan approuve l’objection d’Arnauld : « Il est clair que l’on ne peut démontrer l’existence de Dieu sans passer par les évidences – ce qui constitue un cercle vicieux (l’existence de Dieu justifiant l’évidence et l’évidence justifiant l’existence de Dieu). »

Alain aurait-il été d’accord avec l’argumentation du chap. VIII qui met en cause l’indubitabilité des connaissances réflexives et en particulier celle du Cogito ? Probablement pas. « Mis à part le Cogito sur lequel je n’insisterai pas »... Pourquoi Kaplan n’insiste-t-il pas ? C’est sans doute faute de temps. C’est peut-être aussi parce que « le domaine de l’indubitable serait alors bien restreint », et « c’est pourquoi les sceptiques grecs qui admettent l’indubitabilité [des connaissances réflexives] ont pu être considérés comme sceptiques. » Mais s’il n’hésite pas à déclarer que « le scepticisme des sceptiques grecs n’est […] pas absolu », Kaplan a le tact de ne pas insister sur le fait que l’antidogmatisme d’Alain ne l’est pas non plus.

Cette conférence a été prononcée le 3 octobre 2020 à Mortagne. Elle a été suivie de la conférence d’Emmanuel Blondel « Au risque de juger : hommage à Francis Kaplan ».

Le texte en a été publié dans le bulletin 44 (octobre 2021) des Amis du Musée Alain et de Mortagne, p. 49-67